Regards 7

Un droit du travail de l'urgence ?


COVID-19 : UN TOURNANT DU DROIT DU TRAVAIL ?
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Pascal LOKIEC
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Professeur à l'Ecole de Droit de la Sorbonne

Qu’un texte prévoie une dérogation en cas de circonstances exceptionnelles n’est pas rare. Les dispositifs les plus mobilisés aujourd’hui accueillaient tous ou presque une telle possibilité, que ce soit le temps de travail (art. 1er de la directive de 2003/88/CE), le télétravail (art. L. 1222-11 C. trav.) ou l’activité partielle (art. R 5122-1 C. trav.). Mais le besoin de répondre à la crise causée par le Covid 19 est tel, en France et ailleurs, que c’est un corpus tout entier qui a émergé des différents Parlements nationaux. Quelque chose qui ressemble à un droit du travail de l’urgence, et qui perturbe fortement les équilibres habituels : les métiers les plus essentiels sont aussi les plus mal payés, le domicile devient le lieu de travail normal, l’information-consultation peut se faire a posteriori, des pays qui avaient libéralisé le licenciement il y a peu l’interdisent aujourd’hui, le fait qu’un employeur exige la prise de température de ses salariés devient presque acceptable… Phénomène éphémère ou préambule à un nouveau droit du travail, la crise du Covid 19 oblige à réinterroger un certain nombre de certitudes, accumulées au fil des dernières décennies.  

Le besoin d’Etat 

Même s’il n’a jamais cessé d’être omniprésent, l’Etat s’est fait de plus en plus procédural au cours des années, préférant à la définition du contenu de la norme une simple délégation aux acteurs privés de la façon de l’élaborer (la négociation d’accords collectifs de travail, l’élaboration de chartes, le recours au référendum, etc). La crise du coronavirus réhabilite un Etat interventionniste, qui impose le recours au télétravail lorsque cela est possible, interdit dans certains pays, pourtant peu coutumiers d’une telle logique, les licenciements, demande aux entreprises bénéficiaires de l’activité partielle de ne pas distribuer de dividendes ou, comme en Espagne, subordonnent le droit au chômage partiel au maintien de l'emploi pendant une durée déterminée après la reprise d’activité, 6 mois en l’occurrence. C’est le retour d’un ordre public fort, d’un ordre public qui devrait empêcher employeurs et syndicats d’opposer un accord collectif en cours d’application aux mesures nouvelles décrétées pour l’état d’urgence sanitaire : un accord de RTT, des jours de repos conventionnels attribués dans le cadre d’un dispositif d’aménagement du temps de travail au-delà de la semaine , un accord aménageant le nombre de réunions en visioconférences, un accord de méthode sur l’information-consultation ... 

Résorber la fracture numérique  

En même temps qu’elle illustre, s’il était encore utile de s’en convaincre, les potentialités offertes par les nouvelles technologies, la crise montre aussi l’urgence à résorber la fracture numérique. La France n’est pas à l’abri de l’illectronisme, néologisme chargé de désigner la non-maîtrise des outils numériques, qui touche 11 millions de Français, soit 23 % de la population selon un livre blanc du Syndicat de la presse sociale (SPS) publié en juin dernier, sachant qu’en outre les communes les plus rurales subissent en moyenne des débits 43 % plus faibles que les villes de plus de 30 000 habitants, suivant une enquête de UFC Que choisir publiée en mars 2019. Suivre une formation, télétravailler ou participer à une réunion de CSE à distance n’est pas possible pour tout le monde. Il est d’autant plus urgent de réduire la fracture que certaines pratiques d’aujourd’hui pourraient se développer demain : recours au télétravail, un ou deux jours par semaine, utilisation du numérique pour des RDV clients voire pour des réunions de CSE central. Avec de sérieux doutes sur le fait que la négociation collective ou la consultation d’un CSE à distance soient aptes à produire un dialogue social digne de ce nom !

"Il est d’autant plus urgent de réduire la fracture que certaines pratiques d’aujourd’hui pourraient se développer demain : recours au télétravail, un ou deux jours par semaine, utilisation du numérique pour des RDV clients voire pour des réunions de CSE central"
La revalorisation du travail

Délaissée ces dernières décennies au profit de l’emploi, la question du travail était revenue de façon douloureuse sur le devant de la scène la veille de la pandémie avec le procès des suicides chez France Telecom. Elle resurgit de façon encore plus massive aujourd’hui. Se pose la question de la santé et de la sécurité des travailleurs mais aussi celle, vertigineuse, de la valeur du travail. On constate soudainement que les métiers de proximité qui, pour beaucoup, présentent un degré élevé de pénibilité, sont parmi les moins bien rémunérés, que notre échelle des valeurs a sacrifié le critère de l’utilité. La notion d’activité essentielle est, de ce point de vue, dérangeante qui se rapporte, outre au personnel soignant, à des métiers que nos sociétés contemporaines ont eu tendance à placer en bas de l’échelle des salaires : livreurs, conducteurs, postiers, caissiers, logisticiens, éboueurs, personnels de ménage, fonctionnaires de catégorie B et C … Comment, après cela, aborder demain avec notre grille d’avant les discussions autour des écarts de rémunération de même que celles entourant le niveau du SMIC qui concerne une part essentielle de ces travailleurs. Le débat, très vif fin 2019, sur la possibilité d’intégrer, ou non, les primes dans le salaire minimum hiérarchique ne prendra-t-il pas une autre tournure demain lorsque sera venu le temps de réhabiliter ces travailleurs oubliés ?

"On constate soudainement que les métiers de proximité qui, pour beaucoup, présentent un degré élevé de pénibilité, sont parmi les moins bien rémunérés, que notre échelle des valeurs a sacrifié le critère de l’utilité"
Le licenciement ultime mesure

Quand on voit que les Etats-Unis ont dénombré 22 millions de nouveaux chômeurs sur le seul premier mois d’épidémie, dans un système juridique qui autorise le congédiement sans motif ni procédure, on mesure l’importance de disposer d’une législation protectrice de l’emploi. L’Italie, la Pologne et l’Espagne, pourtant peu enclines ces dernières années à encadrer le licenciement, ont tout simplement suspendu le pouvoir de licencier ! Sans aller jusque-là, on voit bien que la France, comme ses pays voisins, s’est brusquement écartée de la philosophie de la flexicurité, incompatible avec un marché du travail qui, pour l’heure et sans doute pour quelque temps, a perdu toute fluidité. On se rapprocherait davantage du modèle japonais avec un employeur qui dispose d’une grande facilité à modifier les conditions de travail, moyennant une mobilité fonctionnelle très forte, mais ne peut licencier pour raisons économiques qu’après avoir tenté toutes les mesures alternatives : activité partielle, réduction du temps de travail, non renouvellement des CDD, etc. 

Prédire ce qui va se passer en France une fois levé le voile protecteur de l’activité partielle est impossible ! Si les conditions restrictives de la force majeure excluent qu’elle fonde une rupture de CDD ou de CDI, le licenciement pour motif économique sera, lui, relativement aisé d’un point de vue strictement juridique, après la modification du motif de difficultés économiques par la loi Travail ( dans les TPE/PME, il suffira d’un ou deux trimestres de baisses de commandes ou de chiffres d’affaires). Verra t-on se développer des stratégies alternatives ? La rupture conventionnelle collective et peut-être plus encore les accords de performance collective pourraient trouver dans la période post Covid 19 un terrain très favorable, avec des enjeux forts sur l’équilibre des négociations en contexte de crise : compléter le contenu obligatoire de l’accord de performance collective par une clause de retour à meilleure fortune, une clause prévoyant un effort proportionnel des dirigeants et actionnaires ou encore un enrichissement des conditions de la rupture. 

"La rupture conventionnelle collective et peut-être plus encore les accords de performance collective pourraient trouver dans la période post Covid 19 un terrain très favorable"
Au-delà des frontières de la vie personnelle 

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », dispose l’emblématique article L 1121-1 du code du travail ! Le principe de proportionnalité, auquel le droit du travail s’est de plus en plus accoutumé au fil des années, prend tout son sens en contexte de crise sanitaire. Des restrictions qui seraient inacceptables en temps normal le deviennent lorsque la santé et la sécurité sont gravement menacées. La pandémie a mis au jour des pratiques nouvelles dans les entreprises, qui interpellent : prise de températures corporelles des salariés et visiteurs, questionnaires médicaux, voire le cas de cet entrepreneur qui avait organisé dans son entreprise la prescription de chloroquine à ses salariés ! Les certitudes sur les impossibilités de poser des questions liées à la vie privée sont aujourd’hui questionnées, tout comme les règles de traitement automatique des données personnelles, quasiment incompressibles lorsqu’elles concernent la santé. Les principes de transparence et de proportionnalité qui régissent, en France comme dans beaucoup de pays, ce type de pratiques, devraient servir de garde-fou et faire comprendre que ce qui se justifie dans des circonstances exceptionnelles ne se justifiera plus demain. 

L’adaptation du travail à l’homme

Ce n'est pas à l'homme de s'adapter au travail, mais au travail de s'adapter à l'homme. Le principe d’adaptation du travail à l’homme, reconnu tant par le droit français que par le droit européen, va mériter davantage d’attention qu’il en a reçu jusqu’à présent. A une époque où les évolutions technologiques et managériales (robotique, intelligence artificielle, big data, etc), ou encore la toute puissance du marché, ont tendance à être accueillies aveuglément, comme des données qui s’imposeraient à nous comme s’il s’agissait de faits accomplis, un tel principe permet de réaffirmer la nécessité absolue de bannir tout déterminisme. Il faut réfléchir, discuter, prévoir, anticiper …. Ce que le droit du travail sait si bien faire, lui qui a su institutionnaliser des lieux de discussion dans l’entreprise : négociation obligatoire, consultations … D’autres encore pourraient être institués par le droit, comme des espaces de discussion physiques ou numériques au sein d’un service, d’une unité de l’entreprise, pour parler du travail lui-même. 

Les sujets de discussion portant sur le travail lui-même seront nombreux après la crise. Quel avenir pour les open-spaces, peu compatibles avec la distanciation sociale ? Comment mieux rattacher les télétravailleurs à la collectivité de travail, autrement dit non seulement leur assurer un droit à la déconnection de leurs outils de travail mais aussi leur ouvrir un droit à la connexion à la collectivité de travail ? S’agissant de la santé et de la sécurité, on est aujourd’hui au temps des mesures ponctuelles (respecter et faire respecter les gestes barrières, actualiser le document unique d’évaluation des risques, etc). Mais viendra, avec le temps des indemnisations et, une fois les tribunaux réouverts, de probables contentieux sur la reconnaissance du Covid 19 comme maladie professionnelle pour le personnel non soignant), celui des enquêtes, des bilans (en termes de santé physique mais aussi de charge mentale : isolement, anxiété, étanchéité de la frontière vie personnelle/vie professionnelle, etc), de la définition de la stratégie sanitaire, de la mise en place d’expertises ... Et pour ce faire, le constat, douloureux, pourrait être fait que l’on ne dispose plus d’institutions chargées spécifiquement des questions de santé et sécurité. Faire revenir le CHSCT ou tout au moins laisser aux partenaires sociaux la liberté de conférer à la commission santé et conditions de travail (CSSCT), qu’elle soit légale ou conventionnelle, des pouvoirs équivalents à l’ancien CHSCT mérite débat.  
"Les sujets de discussion portant sur le travail lui-même seront nombreux après la crise"
D’autres enseignements devront également être tirés : sur la protection des TPE et de leurs salariés, des travailleurs économiquement dépendants dont on voit bien aujourd’hui qu’ils sont pour beaucoup aussi vulnérables que les salariés, et moins protégés, sur celle des sous-traitants vis-à-vis des donneurs d’ordre … Autant de sujets que l’on savait centraux et qui ont ces dernières années, y compris ces dernières semaines, connu de notables évolutions, mais qu’il va aussi falloir réinterroger.
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