Regards 4

Un droit du travail de l'urgence ?


UN DROIT DU TRAVAIL DE L'URGENCE ?
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Bernard TEYSSIE
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Professeur émérite à l'Université Panthéon-Assas - Paris II
Président honoraire de l'Université
Crise sanitaire, crise économique… De l’une à l’autre le glissement était inéluctable. La crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19 emporte la paralysie ou la quasi paralysie de pans entiers de l’économie. Des entreprises, par milliers, sont gravement affaiblies ; nombre d’entre elles ne survivront pas. Résultat assuré : une augmentation substantielle du taux de chômage. Nul n’en doutait ; la démonstration en est une fois de plus apportée : le social est dans l’étroite dépendance de l’économique alors que l’inverse n’est qu’infinitésimalement vrai. Des entreprises affaiblies, et l’espoir que croissent salaires et intéressement aux résultats s’évanouit. Des entreprises qui périssent et ce sont des kyrielles de travailleurs qui se retrouvent sans emploi mais aussi de jeunes en quête d’un emploi au sortir du cycle de formation dans lequel ils étaient engagés qui sont voués à une interminable attente. Au bout du chemin le risque existe d’une crise sociale de grande ampleur, terreau propice à l’éclatement d’une crise politique dont l’Histoire enseigne qu’elle peut être redoutable. Aux maux économiques et sociaux la réponse relève du triptyque : accroître, maintenir, faciliter.
"Au bout du chemin le risque existe d’une crise sociale de grande ampleur, terreau propice à l’éclatement d’une crise politique dont l’Histoire enseigne qu’elle peut être redoutable. Aux maux économiques et sociaux la réponse relève du triptyque : accroître, maintenir, faciliter"
- Accroître : tel est l’impératif premier ; au cœur d’une crise sanitaire il faut accroître dans des proportions considérables la production des médicaments et matériels nécessaires à tous ceux qui dispensent des soins aux malades, les accompagnent sur le chemin de la guérison puis sur celui d’une convalescence qui peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

- Maintenir : l’activité économique d’un pays ne peut être totalement arrêtée ; il faut préserver le fil de la vie, donc maintenir un niveau maximal d’activité que ce soit en facilitant le recours au télétravail lorsqu’il est concevable ou, dans le cas contraire et dans le respect des règles qu’impose la nécessité de sauvegarder la santé de tous, en incitant à un fonctionnement des entreprises aussi proche que possible de la normale.

- Faciliter : doivent être adoptées les mesures de nature à permettre, une fois passé le cap de la crise sanitaire ou, du moins, du confinement auquel elle avait donné lieu, une rapide et puissante reprise de l’activité économique.

Ces rubriques ne sont pas étanches. Aucune ne va sans le concours des autres ; aucune ne vaut indépendamment des autres. A quoi bon produire des médicaments s’ils ne peuvent être distribués, opération qui ne se résume pas à l’acheminement de produits pharmaceutiques des lieux de production jusqu’aux armoires de quelques hôpitaux ? A quoi bon s’attacher à préserver un certain niveau d’activité, y compris dans des entreprises qui ne sont pas essentielles pour affronter la crise sanitaire, si ce n’est pour faciliter un prompt redémarrage de l’économie une fois cette crise jugulée ?

Mais qu’il s’agisse d’accroître une production, de maintenir une activité ou de faciliter la reprise de celle-ci, la vie professionnelle et, par ricochet, la vie personnelle des salariés est appelée à connaître bouleversements, adaptations, aménagements. Les uns vont vivre les affres du « chômage partiel total » alors que les autres sont invités à travailler plus ou différemment mais au moins autant, à travailler en des temps où ils espéraient être en congé ou à prendre des congés en des temps où ils auraient préféré travailler… Aux règles ordinaires du droit du travail le législateur apporte des dérogations pour faciliter le recours aux cessations partielles d’activité, encourager la pratique du télétravail, évincer les limites habituellement fixées à la durée hebdomadaire du travail, assurer l’aménagement des règles gouvernant la prise des congés payés…Répondre à l’urgence… Telle est la seule loi qui vaille en des temps où sont en péril la survie physique et économique de la Nation et, selon la gravité de la crise sociale susceptible de naître de la crise économique, son unité, donc son existence en tant que communauté rassemblée autour de valeurs partagées. Mais l’adoption d’une législation d’urgence, qu’elle se déploie dans le champ des relations de travail ou au-delà, dans le vaste cercle des libertés fondamentales, individuelles et collectives, n’est légitime qu’en raison du péril survenu et ne le demeure que jusqu’à sa dissipation. Celle-ci doit être promptement suivie de la « neutralisation » des textes que seule l’urgence justifiait, que ce soit par abrogation ou par autodestruction, une date limite ayant été fixée à leur application ou leur extinction automatique ayant été prévue une fois remplies des conditions susceptibles, pour éviter tout débat, d’appréciation objective.

La difficulté, néanmoins, est redoutable. De même qu’il est relativement simple, sur le plan technique, d’imposer une mesure de « confinement » à la population d’une ville, d’une région ou d’un pays alors qu’est d’une extrême complexité son « déconfinement », il est relativement aisé de mettre en place une législation d’urgence apportant, parmi d’autres, des dérogations aux règles ordinairement applicables aux relations de travail subordonnées mais fort malaisé de fixer le moment où les mesures prises doivent cesser de s’appliquer. Faut-il y mettre un terme sitôt enregistré un trimestre de croissance du produit intérieur brut ? 

Si la chute du PIB provoquée par la conjonction de la crise sanitaire et de la crise économique a été de l’ordre de 6%, a fortiori si elle fut plus forte, un début de reprise ne justifie pas qu’il soit mis fin à l’ensemble des dispositions adoptées sous la bannière de l’urgence. Le « retour à la normale » doit être progressif. L’ensemble des mesures permettant d’accroître les périodes de fonctionnement des entreprises et les plages de travail des salariés doivent être maintenues en vigueur au-delà du seul constat d’un début de reprise. L’effort collectif ne doit pas cesser à la première lueur d’espoir. Faut-il pour autant préserver l’application des textes élaborés en temps de crise jusqu’à ce que le PIB ait retrouvé le niveau qui était le sien avant leur adoption ? 
"L’ensemble des mesures permettant d’accroître les périodes de fonctionnement des entreprises et les plages de travail des salariés doivent être maintenues en vigueur au-delà du seul constat d’un début de reprise"
Cette solution serait économiquement la plus pertinente. Mais il est loin d’être avéré qu’elle soit socialement acceptable, d’autant que retrouver le niveau atteint par le PIB avant l’adoption des mesures dérogatoires peut prendre plusieurs années : effacer les traces de la crise financière de 2008 fut long ; or les dégâts qu’elle avait infligés à l’appareil économique étaient - et de loin - beaucoup moins importants que ceux résultant de la crise sanitaire née du Covid-19. La solution doit être recherchée entre l’économiquement souhaitable et le socialement acceptable. Se situe-t-elle au quart, à la moitié, aux trois quarts du chemin conduisant à retrouver la production intérieure brute d’avant crise ? Réside-t-elle dans une cessation différenciée des mesures d’exception en fonction des secteurs d’activité ? Nul ne peut aujourd’hui le prédire avec certitude. 

La réponse dépendra largement du « climat social » régnant en France dans six, douze, dix-huit, vingt-quatre mois… Elle devra, en tout état de cause, être délibérée par les pouvoirs publics avec les partenaires sociaux. Les associer étroitement aux décisions prises sera absolument indispensable, sauf à prendre le risque, en cas de prorogation de mesures dérogatoires, de provoquer une crise sociale d’où pourrait jaillir, le feu, en des temps de fragilité, pouvant se propager très vite, une grave crise politique. Le pire, alors, serait à craindre…
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