Regards 2

Un droit du travail de l'urgence ?


URGENCE (S)
___________

Pierre-Yves VERKINDT
______
Professeur émérite à à l'Ecole de droit de la Sorbonne
Certains l’ont fait et d’autres le feront demain bien mieux que moi, aussi n’ai-je ni l’envie ni le goût d’analyser les mesures sociales décidées par l’exécutif au titre de l’urgence sanitaire. Que dirais-je qui ne soit déjà dit ou écrit sur la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 et les ordonnances qui lui ont succédé ? Que l’épidémie a surpris le monde entier par son ampleur et qu’elle impose son rythme ? Que le temps n’est pas aux tergiversations et que la nécessité d’agir dicte sa loi ? Qu’il faut bien adapter les conditions de travail-et partant le droit social- à cette secousse inédite ( au moins à l’échelle d’une vie ou presque ) provoquée par l’irruption du virus dans la vie de millions de personnes ( pour n’évoquer que la France et l’Europe) ? Qu’il y a déjà et aura demain des répliques sismiques dans l’ordre économique ? Que si l’épidémie touche tout le monde, tout le monde ne vit pas le confinement dans les mêmes conditions et qu’en particulier, les plus précaires d’aujourd’hui risquent de voir demain leur emploi salarié ou indépendant fragilisé. La double peine en quelque sorte. 

Je ne doute pas que l’ardente obligation d’agir pèse lourdement sur les épaules de ceux qui ont été élus. Je ne peux cependant oublier que les mesures d’urgence, pour fondées qu’elles soient, ont parfois une tendance à durer par le double effet de la paresse intellectuelle ou bureaucratique et de l’égoïsme des « passagers clandestins » qui voient dans ces mesures l’opportunité de réaliser ce dont ils rêvaient jusque-là. 

Quant aux souffrances des malades, de leurs familles et des équipes médicales, la mise en tension du système de santé et les suites économiques de la pandémie et du confinement, elles sont trop évidentes pour qu’on y revienne. Même les plus hystériques des néo-libéraux, au demeurant bien silencieux ces derniers temps*, ont quelque peine à refuser de voir en face la situation, si rodés soient-ils à nier jusqu’à l’existence d’une réalité qui s’obstine à ne pas rentrer dans leurs « scientifiques » schémas. 

On s’arrêtera donc à la notion d’urgence pour rappeler qu’indissolublement liée à l’action, elle dévoile des ressources insoupçonnées autant qu’elle voile les causes les plus profondes des phénomènes qui la justifient. 

L’urgence et l’action.

La notion d’ urgence ne peut être pensée que dans un rapport à l’action ( dont la décision est une composante nécessaire ). Si toute action n’est pas fondée sur l’urgence, toute urgence traduit une nécessité d’agir, et d’agir immédiatement. Le processus de délibération et de décision en amont de l’action s’en trouve resserré, par la force de l’évènement déclencheur. C’est la raison pour laquelle l’action pressante (= sous pression et donc sous contrainte ) est toujours plus une réaction qu’une action, la nécessité d’agir écrasant alors le temps de la délibération. C’est pourtant cette dernière qui donne à la décision sa rationalité et sa légitimité sociale autant que politique.
On découvre alors tout l’intérêt de la prévention puisque celle-ci permet une délibération en amont et par conséquent ouvre la faculté de mettre en œuvre une pensée rationnelle avant que l’urgence de la réalisation du risque n’empiète sur elle.
"On découvre alors tout l’intérêt de la prévention puisque celle-ci permet une délibération en amont et par conséquent ouvre la faculté de mettre en œuvre une pensée rationnelle avant que l’urgence de la réalisation du risque n’empiète sur elle."

C’est ce que l’Etat attend du chef d’entreprise et c’est ce que tout citoyen est en droit d’attendre de l’Etat , souvent plus prompt à exiger d’autrui une attitude de prévention que de se l’imposer à lui-même. Appliquée aux politiques publiques de santé, la prévention aurait pu consister par exemple à mettre en place une « organisation et [des] moyens adaptés » ( on reconnaîtra ici la formule du 3° de l’article L 4121-1 du Code du travail … que l’on pourrait sans mauvais esprit appliquer aux doctrines économiques qui ont fait de l’hôpital ce qu’il est aujourd’hui ). On pourrait même, sans ironie, souhaiter que les prétendus penseurs des politiques publiques de santé relisent, pour simplement se les appliquer, les principes de prévention décrits à l’article L 4121-2 du Code du travail. 

Les ressources insoupçonnées de l’urgence

La situation actuelle offre, dans sa violence mortifère, des ressources que nous serions bien avisés de considérer. D’autres s’en sont faits l’écho mettant en évidence les solidarités du quotidien, l’inventivité déployée pour créer du lien, la modification – sans doute contrainte mais bien réelle- des habitudes de consommation et le recentrage sur l’essentiel, le rôle pédagogique joué par certaines chaînes publiques jusqu’à hier vues sous le seul angle de leur coût ( etc etc…). Parmi la multitude de ces ressources**  , je me propose d’ en relever deux. 

La première est le constat du rôle essentiel joué dans une société par ces métiers si discrets qu’ils en deviennent parfois invisibles, de ces métiers qui fabriquent du lien et que l’on nous a contraints par un formatage idéologique ( dont nous sommes en train de mesurer le caractère criminel ) à ne voir que comme des coûts qu’il faudrait réduire ou supprimer ( ainsi, pour ces personnels hospitaliers de toutes catégories, ces caissières et caissiers derrière leur vitre de plexi-glace, ces soignants et aide-soignants à domicile …).
"La première est le constat du rôle essentiel joué dans une société par ces métiers si discrets qu’ils en deviennent parfois invisibles, de ces métiers qui fabriquent du lien et que l’on nous a contraints par un formatage idéologique ( dont nous sommes en train de mesurer le caractère criminel ) à ne voir que comme des coûts qu’il faudrait réduire ou supprimer ( ainsi, pour ces personnels hospitaliers de toutes catégories, ces caissières et caissiers derrière leur vitre de plexi-glace, ces soignants et aide-soignants à domicile …)."
La seconde ressource tient à la modification du rapport au temps qui demain pourrait ne pas être sans effet sur le temps consacré au travail. Je ne parle pas ici du panel des mesures d’urgence prévues par les derniers textes (sur la durée du travail ou les congés par exemple ). Je parle plutôt de cette découverte que nous sommes nombreux à faire, que rester en rapport avec autrui , s’inquiéter de lui, prend du temps comme tous les aspects de la vie quotidienne, familiale ou professionnelle. Or ces temps sont considérés depuis longtemps comme des temps morts sans valeur auxquels il faut faire la chasse. La crise actuelle nous les fait reconnaître comme plus que vivants, créateurs de vie. Le temps épargné par force sur le rapport à autrui, la gestion privée comme administrative l’a remplacé par le temps du reporting , l’établissement de dossiers, de d’évaluation, d’évaluation de l’évaluation , toutes activités aussi chronophages que déréalisantes ( déréalisant est ce qui fait perdre le sens des réalités ). Pas sûr que certains ne reconsidèrent pas demain , le temps qu’on leur impose de consacrer au travail et que les gesticulations autour du « Travailler plus et plus longtemps » n’obtiennent au mieux qu’un acquiescement de façade. 

Le voile de l’urgence. 

L’urgence brusque nécessairement l’analyse et occulte naturellement les causes profondes du phénomène auquel elle veut répondre. Il est certes possible de disserter à longueur de colonnes sur les défaillances repérées dans les choix politiques de ces derniers mois. Sur les changements de pieds de l’exécutif ou les mutations rapides de « doctrine » ( un jour les masques ne sont pas utiles pour le grand public, deux semaines plus tard ils pourraient l’être …et demain ? ). Le plus important est ailleurs. Il tient aux choix de politique publique opérés depuis près de quarante ans, dans l’obéissance servile des décideurs à une doxa économique qui se vend pour scientifique ainsi que leur soumission au modèle ( au demeurant passablement fantasmé ) de l’entreprise. Le problème n’est pas tant qu’ils aient choisi ce modèle, le problème est qu’ils se sont couchés devant ceux qui leur vendaient le modèle comme transposable au fonctionnement de l’Etat et des services publics. Or l’urgence de la situation, les décisions marquées du sceau de l’immédiateté et mêmes les critiques, tellement prévisibles qu’on se demande parfois si elles n’ont été écrites avant la pandémie, tirent un voile sur les ressorts idéologiques de l’actuelle situation. Et ce voile, il faudra bien le déchirer. 

*   Je remarque quand même que la petite lumière lointaine du déconfinement les fait frétiller depuis quelques jours. Leur arrogance de donneurs de leçons a repris un peu de couleurs.
**   Je conviens volontiers qu’elles ne rentrent pas dans un tableau de pilotage de l’économie à prétention scientifique mais je n’en considère pas moins qu’il s’agit de « ressources ».  
Share by: