Regards 17

Un droit du travail de l'urgence ?


COVID-19 ET DROIT DU TRAVAIL 
LA NÉCESSITÉ DE CROISER LES EXPÉRIENCES
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Silvana SCIARRA
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Membre de la Cour constitutionnelle italienne, 
Professeur émérite à l'Université de Florence
La pandémie que nous connaissons aujourd’hui nous expose à des dilemmes, difficiles à affronter parce que fondamentalement nouveaux. 
Les travailleurs sont aujourd’hui des points de référence : leur santé doit être protégée lorsqu'ils sauvent la vie d'autrui ; leurs espoirs doivent être satisfaits lorsqu'ils perdent leur emploi et leur revenu ; leur endurance et leur sagesse sont nécessaires lorsqu'ils sortent de l'isolement et retournent sur le lieu de travail. 

Il faut donc trouver un équilibre dans la législation d'urgence, car les besoins essentiels des citoyens ne peuvent être satisfaits que grâce au dévouement et à l'expertise de groupes de personnes sélectionnées. 

Trois points méritent une attention toute particulière. Sans doute familiers de la plupart des spécialistes de droit du travail, ils sont particulièrement importants dans une perspective comparative. Une perspective dont nous avons particulièrement besoin en ces temps difficiles. La force du droit du travail comparatif européen réside dans une tradition de pluralisme, une valeur en soi lorsque de nouvelles idées sont nécessaires et de nouvelles propositions attendues. Un appel à de nouvelles expériences en matière de droit du travail comparé, par les moyens que la pandémie nous a tous obligés à connaître, peut finalement devenir stratégique pour fixer de nouvelles priorités au-delà du droit du travail national, dans le scénario plus large des politiques sociales européennes de l'après-Covid-19. Plutôt qu'idéologique, l'approche à privilégier devrait être pragmatique et orientée vers le partage de valeurs fondamentales communes.

1 - Les contradictions apparues dans l'urgence du Covid-19 rappellent certaines lacunes du droit du travail. Les personnes hospitalisées pour Covid-19 s'appuient sur des professionnels hautement qualifiés et engagés, travaillant de longues heures, et qui ne sont pas suffisamment récompensées eu égard à leurs salaires et leurs conditions de travail La voie à suivre après l'urgence devrait consister à reconnaître ces puissantes expériences dans le secteur de la santé, en tenant compte de l'impact négatif du manque d'effectifs dans les services essentiels clés et en accompagnant le récit de leur courage de politiques salariales, de possibilités de formation et d'évolutions de carrière adéquates. Nous devrions également reconnaître que les travailleurs du secteur de la santé dans l'Union européenne sont souvent des travailleurs frontaliers ou détachés. Il s'agit là aussi d'un élément à considérer de manière comparative.
"La voie à suivre après l'urgence devrait consister à reconnaître ces puissantes expériences dans le secteur de la santé, en tenant compte de l'impact négatif du manque d'effectifs dans les services essentiels clés et en accompagnant le récit de leur courage de politiques salariales, de possibilités de formation et d'évolutions de carrière adéquates"
Une autre contradiction se trouve sous nos yeux, lorsque nous regardons les rues vides de nos villes, traversées par des cyclistes qui livrent de la nourriture et d'autres biens essentiels à ceux qui ont besoin d'aide. Ils doivent eux aussi être inclus dans le récit de la bravoure ; ils méritent un traitement spécial post-urgence, qui devrait prendre en compte leur dignité au travail, ainsi que l'aspiration à des salaires adéquats et à la protection de la santé. Ils ont été, et sont toujours, parmi les plus exposés au risque de contagion. Des "kits" de protection ont récemment été fournis par les administrations locales italiennes, en l'absence d'initiatives prises par la plupart des "plateformes". En outre, les livreurs devraient exercer leur liberté d'association, comme ils le font déjà, et mettre en avant leurs intérêts collectifs.

Derrière toutes ces histoires d'héroïsme - toutes pertinentes, même si elles ont des nuances différentes - il y a des droits. La mise en oeuvre de ces droits est essentielle, dans le respect des critères de raisonnabilité et de proportionnalité, lorsqu'il s'agit de les mettre en balance avec les besoins essentiels des citoyens. Cet exercice d'équilibre est au cœur de la législation d'urgence et peut, parfois, être affecté par l'urgence de la pandémie. La fonction du droit du travail est de remettre la balance à zéro et, si nécessaire, de mettre plus de poids dans l'assiette des plus vulnérables et des plus pauvres.  

2 - La législation d'urgence du Covid-19 - en Italie comme dans de nombreux autres pays - a introduit des dérogations massives en matière de travail « agile » (« smart working »), nouvelle forme de travail très développée en Italie qui se caractérise par une très forte flexibilité en termes de lieu et de temps de travail. Accorder la priorité à la protection de la santé par le biais du confinement impliquait de faciliter le travail à distance, tant dans le secteur privé que dans le secteur public. La conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle - l'une des justifications de ce mode de travail - a également été rendue nécessaire par la fermeture des écoles. Cependant, la priorité qui a guidé le législateur a été de garder les gens à la maison, en laissant peu de place à la dérogation individuelle et en transformant une option en une nécessité. Le travail agile fera partie de la transition attendue entre des règles d'urgence rigides et des règles plus adaptables, lors de la planification du retour au travail. Dans cette période transitoire et, ensuite, lors du retour attendu à la normale, le télétravail devrait redevenir l'exception et être organisé pour que les demandes individuelles soient équilibrées par rapport aux exigences de gestion de l’entreprise. L'expérience des travailleurs « agiles » pendant la pandémie est, une fois de plus, une histoire de bravoure et d'adaptation. L'urgence implique souvent un contrôle moindre, voire inexistant sur les environnements de travail à distance, ainsi que sur le stress lié au travail. Le droit du travail de l'après-Covid-19 devrait reconsidérer une charte plus détaillée des droits et devoirs des travailleurs agiles.
"Dans cette période transitoire et, ensuite, lors du retour attendu à la normale, le télétravail devrait redevenir l'exception et être organisé pour que les demandes individuelles soient équilibrées par rapport aux exigences de gestion de l’entreprise. L'expérience des travailleurs « agiles » pendant la pandémie est, une fois de plus, une histoire de bravoure et d'adaptation"
3 - Mon troisième point est basé sur le retour des partenaires sociaux italiens sur la scène du dialogue social avec le gouvernement. Le 14 mars 2020, un protocole trilatéral a été signé en vue de contenir la contagion sur les lieux de travail. Il est intéressant de noter qu'après des années de "désintermédiation" et de réticence généralisée à établir des consensus par la consultation des partenaires sociaux, un accord a été conclu pour garantir les intérêts publics. La pertinence de ce procédé juridique, qui permet de répondre par le dialogue social à l'objectif principal poursuivi par l’ensemble des signataires, est confirmée par le fait que la législation ultérieure s'y réfère, selon une technique bien connue en droit européen du travail comparé. Les sources volontaires et juridiques se complètent de manière subsidiaire, permettant une applicabilité généralisée dans l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes. Le 24 avril, le protocole a intégré de nouvelles clauses, convenues de manière trilatérale, et destinées à planifier, de façon précise, un retour progressif au travail.

Un autre résultat du dialogue social d'urgence - qui n'est pas non plus inconnu du droit du travail européen - est l'opportunité qui en résulte pour des accords décentralisés, dans des entreprises prêtes à reprendre leurs activités. C'est une façon de préciser, au sein de l’entreprise, la façon d'appliquer les exigences de santé et de sécurité au travail, en les harmonisant avec les obligations des employeurs d'évaluer l’ensemble des risques et de prendre toutes les précautions nécessaires. La difficulté tient au fait que la pandémie de Covid-19 est considérée comme un "risque biologique générique", donc potentiellement sans rapport avec les processus de production et l'organisation du travail spécifiques des entreprises. 

Il est nécessaire d’aller plus loin dans l’analyse. En réponse à la pandémie, les partenaires sociaux ont la charge d'assurer un intérêt public généralisé. Les accords décentralisés font référence à la responsabilité que chaque individu porte, dans le respect des lignes directrices nationales convenues dans le protocole. Une obligation - à la fois éthique et juridique - est inscrite dans une convention collective, alors que la nature prétendument "générique" du risque devrait exempter les employeurs d'obligations spécifiques. Les mesures à adopter uniformément dans tout le pays sont transposées dans un cadre national consensuel ; des accords décentralisés adaptent les lignes directrices nationales à des lieux de travail spécifiques et à des processus de production définis. 
Il y a beaucoup à réfléchir, notamment en ce qui concerne la fonction contraignante de ces textes, assortie d'un système de sanctions qui reste à préciser.

En outre, la législation d'urgence italienne fait référence aux conventions collectives afin d'évaluer que les entreprises bénéficiant d'un soutien économique ne mettent pas en place des réductions d'emploi. Ce thème est également récurrent dans le droit du travail comparé et a retenu une forte attention lors de la précédente crise économique, plaidant pour la responsabilité des négociateurs sur chaque site, chaque fois qu'un équilibre doit être établi entre les libertés économiques et les droits du travail.
Le droit du travail a, au fil des années, prouvé son "autonomie" en s'appuyant sur sa propre logique interne, qui repose sur une multiplicité de sources et sur les sanctions qui y sont liées. Il est temps de renouveler et d'étendre cette logique, en laissant de côté l'égoïsme et en encourageant la solidarité, en gardant à l'esprit que la législation d'urgence est temporaire et ne doit pas attaquer les fondements constitutionnels des systèmes juridiques.

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