Regards 12

Un droit du travail de l'urgence ?


POURQUOI LE COVID-19 POURRAIT ETRE UN TOURNANT 
POUR LE DROIT DU TRAVAIL !
___________

Simon DEAKIN
______
Professeur à l'Université  de Cambridge
S'il existait déjà, avant la crise du COVID-19, les signes d’un recul des politiques néolibérales en matière de salaires et d'emploi dans un certain nombre de pays et de régions ainsi qu'à l'échelle mondiale, la crise a propulsé les mesures de régulation du marché du travail au premier plan. Les États de certaines régions, l'Europe de l'Ouest en tête, ont annoncé des subventions salariales et des régimes de chômage partiel visant à atténuer l'impact de la crise sur l'emploi et la consommation.

Ces régimes ne sont pas entièrement nouveaux. Au Royaume-Uni, le gouvernement a payé les salaires directement aux employeurs pour éviter les licenciements massifs dans le secteur manufacturier et l'industrie lourde lors de la crise de la fin des années 70 et du début des années 80. La dernière de ces mesures, un régime exceptionnel de chômage partiel, n'a été fermée qu'en 1984, et la possibilité de le réactiver a été conservée jusqu'en 1990, pendant toute la durée de l’administration Thatcher, soi-disant anti-interventionniste. Le programme allemand de Kurzarbeit, relancé en 2020, avait déjà expérimenté le recours au chômage partiel pendant la récession consécutive à la crise financière mondiale de 2008-2009.

Nonobstant ces précédents, la réponse des gouvernements occidentaux, y compris le Royaume-Uni, à travers son dispositif temporaire de maintien de l’emploi pendant l’état d’urgence (emergency Job Retention Scheme), pourrait, par l’ampleur du financement mis en œuvre, éclipser ce qui a été fait précédemment, même si tout dépendra de la durée pendant laquelle ce dispositif restera en vigueur. Il convient de rappeler, à ce propos, que ces mesures sont conçues pour être temporaires et peuvent être défaites presque aussi rapidement qu'elles ont été mises en place. Le même type de raisonnement vaut pour la suspension des règles d’équilibre budgétaire de la zone euro, annoncée fin mars 2020. Il est possible que ces normes reviennent, éventuellement sous une forme encore plus stricte, si la crise se résorbe dans quelques mois.

Une rupture plus durable avec les politiques néolibérales ne peut se produire que si la crise COVID, par son ampleur et sa durée, requiert une réponse politique plus soutenue. Un scénario plausible, la crise étant susceptible de durer plusieurs mois au moins, peut-être même plus longtemps. Plus elle durera, plus les gouvernements devront envisager de mettre en œuvre des mesures fiscales destinées à stabiliser la demande. Les politiques fiscales et macroéconomiques de ce type, qui étaient destinées à maintenir une consommation efficace au milieu des décennies du XXe siècle, se sont bien adaptées à l'extension de la négociation collective de branche et aux formes solidaires d'assurance sociale au cours de la même période.

Il y a lieu de considérer de telles réglementations du marché du travail, qui stabilisent la relation de travail et définissent des salaires minima, comme essentielles, si l’ont veut que les mesures macroéconomiques et fiscales axées sur la demande aient l'effet souhaité sur le soutien à la consommation. Si la politique de «flexibilisation» du marché du travail reste en place, il est probable que les interventions fiscales bénéficieront de manière disproportionnée aux intérêts des rentiers, comme ce fut le cas avec l'expansion monétaire menée par les banques centrales après la crise financière de 2008-2009. Non seulement une telle flexibilisation continue renforcerait les inégalités de richesse et de revenu existantes mais elle serait contraire à l'objectif de maintien de la consommation, compte tenu de la plus grande propension marginale à consommer des groupes à faible revenu, des non rentiers.
"Il y a lieu de considérer de telles réglementations du marché du travail, qui stabilisent la relation de travail et définissent des salaires minima, comme essentielles, si l’ont veut que les mesures macroéconomiques et fiscales axées sur la demande aient l'effet souhaité sur le soutien à la consommation"
Le COVID-19 offre aux États le type d'opportunité de re-réglementation du capital qui ne se produit généralement qu'en temps de guerre. Pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle, le fonctionnement normal des marchés financiers était essentiellement en suspens, et les gouvernements ont assumé des pouvoirs de gestion directe sur un pan essentiel de l'économie industrielle. La crise COVID n'a pas encore atteint ce stade, mais quelques jours après son début, il est devenu pratiquement impossible de poursuivre les paiements de dividendes et les rachats d'actions, comme auparavant. Pour certaines des mesures financières prises par les États-Unis pour faire face à la crise, les rachats d'actions sont explicitement exclus comme conditions de financement. 

Si force est d’admettre que la spéculation financière n'a en aucun cas cessé, il sera intéressant de voir si les régulateurs osent restreindre les stratégies de trading des hedge funds dans les semaines et mois à venir. Ce sera un bon test pour savoir si les théories de l'efficacité informationnelle des marchés de capitaux continuent d'avoir l'emprise qu'elles détenaient même au plus fort de la crise de 2008-2009.

Pour ceux qui ont critiqué le tournant de la politique néolibérale de ces dernières décennies, la crise COVID justifie amplement le renouvellement des investissements dans les biens publics et la redéfinition de la division public-privé, qui est mieux à même de protéger la sphère de l'État de celle du marché. Toutefois, sans une coopération internationale efficace pour intégrer des normes sociales dans la structure du commerce mondial, peu de résultats seront atteints. Il s'ensuit que les politiques des salaires et de l'emploi devront porter non seulement sur la substance de la réglementation, mais aussi sur les modes de gouvernance au sens large: fixer des limites à la mobilité des capitaux et la portée du principe de «reconnaissance mutuelle» dans la mesure où il s'agit simplement d’une porte ouverte à l'évasion fiscale et à l'arbitrage réglementaire. Cela nécessitera de penser le rôle du droit en tant que mode de gouvernance transnationale, de manière à répondre à la tendance qui est la sienne à renforcer le pouvoir du capital au détriment des intérêts sociaux et des biens publics.
"Pour ceux qui ont critiqué le tournant de la politique néolibérale de ces dernières décennies, la crise COVID justifie amplement le renouvellement des investissements dans les biens publics et la redéfinition de la division public-privé"
Share by: