Regards 11

Un droit du travail de l'urgence ?


LE DROIT DU TRAVAIL PORTUGAIS PENDANT LA CRISE DU COVID-19
PREMIERES REFLEXIONS
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Maria do ROSARIO PALMA-RAMALHO
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Professeur Titulaire de Droit du travail à la Faculté de Droit de l'Université de Lisbonne et
Présidente de APODIT - Association Portugaise de Droit du Travail
Le COVID-19 et la situation d’urgence sanitaire qui en découle ont bouleversé tout d’un coup et de façon à la fois globale et apparemment irréversible l’organisation sociale et économique de tous les pays du monde, indépendamment des régions et du degré de développement de chaque pays. En effet, on est en face d’un tsunami brutal et sans frontières, non seulement du point de vue de la santé et de la vie de beaucoup d’entre nous mais aussi du point de vue économique et social. Et sur ce dernier point, il est vraisemblable que les conséquences de ce tsunami seront toujours là après que la situation sanitaire aura été contrôlée.

Au Portugal, les effets de la crise COVID du point de vue social et économique sont déjà évidents, même si notre pays n’est pas l’un des plus touchés en Europe, du moins si on se fie aux statistiques sur le nombre de morts, infectés et hospitalisés. Quelques données récentes le prouvent: en un peu plus d’un mois le chiffre du chômage a augmenté de près de 9%; 48% des entreprises ont fait appel aux mesures de suspension du contrat de travail/réduction de la durée du travail (chômage partiel) ; et 13% des entreprises ont fait ou envisagent d’effectuer des licenciements collectifs.   

Le système juridique portugais n’avait de toute évidence pas les instruments pour faire face à cette situation. Comme tous les autres, ce système est édifié sur la croyance de la normalité du quotidien et de la prévisibilité du futur – or on est loin d’une situation normale (même quand on envisage le retour à la vie de tous les jours, on parle d’un «nouveau normal»!) et le futur reste incertain selon les prédictions des mathématiques sur l’évolution de la situation sanitaire, qui sont d’ailleurs revues chaque jour. 
"Le système juridique portugais n’avait de toute évidence pas les instruments pour faire face à cette situation. Comme tous les autres, ce système est édifié sur la croyance de la normalité du quotidien et de la prévisibilité du futur"
Comme d’autres pays, le Portugal a déclaré la situation d’urgence nationale (qui restera en place jusqu’au 2 mai) et le Gouvernement a décidé la fermeture des écoles et des universités, des restaurants, des hôtels et de tous les établissements ouverts au public avec quelques exceptions, comme les pharmacies, les supermarchés ou autres magasins qui rendent des services essentiels à la communauté. De plus, un nombre significatif de limitations à la liberté de circulation des personnes ont été mises en place. 

En même temps, dans une véritable hécatombe législative, des mesures pour combattre la crise dans plusieurs domaines ont été approuvées, soit pour soutenir l’effort sanitaire soit pour venir en aide aux entreprises, travailleurs, familles, institutions d’aide sociale, etc..., dans le but de maintenir l’économie vivante et fonctionnelle. Dans le même sens, la liberté de circulation pour des raisons de travail a été maintenue. 

Dans le domaine du travail, on assiste à l’application d’un nombre significatif de mesures destinées aux contrats de travail, aux travailleurs indépendants et aux entreprises. 
En ce qui concerne les travailleurs indépendants, les mesures adoptées passent surtout par des appuis financiers directs de même que par la suspension des obligations fiscales et sociales de ces travailleurs, sous certaines conditions. Parallèlement, l’État essaye d’appuyer les entreprises en soutenant la création de lignes spéciales de crédit, auprès des banques et dans des conditions plus favorables par rapport à la normale, mais aussi en allongeant les délais prévus pour le paiement des impôts et autres obligations fiscales.

Spécifiquement dans le domaine de l’emploi, les mesures les plus importantes en place concernent les conditions de sécurité sur les lieux de travail, le télétravail, le chômage partiel, les absences pour motif d’assistance familiale et les licenciements. Aussi, avec la déclaration de la situation d’urgence nationale, les droits collectifs de participation à la législation du travail, la concertation sociale, le droit de réunion sur les lieux de travail et le droit de grève ont été suspendus.

Les conditions de sécurité sur les lieux de travail ont été renforcées par l’exigence faite aux employeurs d’introduire des protocoles plus stricts d’hygiène des établissements et des travailleurs ainsi que de nouvelles consignes de distanciation sociale dans les établissements. À ce effet, les entreprises ont aussi introduit de nouveaux régimes de flexibilité du temps de travail, à travers le renouvellement des équipes et des banques de temps.  

Le télétravail est maintenant généralisé à toutes les activités qui peuvent se développer dans ce schéma et bien au-delà du modèle de télétravail prévu par le Code du travail, désormais dépassé. Surtout dans le secteur des services, y compris les services publics, les employeurs se sont vite adaptés à cette forme de travail, qui fonctionne au-delà des espérances, notamment à travers le recours intense aux moyens digitaux de communication, aussi efficaces du point de vue de la productivité que du contrôle du travail. Le défi qui va se poser dans le futur proche est celui du retour de tous ces travailleurs dans l’établissement, car les nouvelles consignes en matière de distanciation sociale devront être maintenues. Et peut-être que les employeurs envisageront plus qu’avant les possibles avantages du travail à distance, du télétravail, et du smart work, ce qui peut entraîner un changement plus structurel du modèle classique des relations de travail. 
"Le télétravail est maintenant généralisé à toutes les activités qui peuvent se développer dans ce schéma et bien au-delà du modèle de télétravail prévu par le Code du travail, désormais dépassé"
Les travailleurs avec des enfants à charge de moins de 12 ans (qui ne vont pas à l’école depuis la fermeture des établissements scolaires), peuvent s’absenter du lieu de travail avec le bénéfice du droit à une allocation d’assistance familiale payée par la sécurité sociale. Mais l’allocation n’est pas accordée si les travailleurs sont à la maison en télétravail, la difficulté étant, dans ce schéma, de concilier la poursuite du travail avec la garde des petits enfants. Encore une fois les problèmes de la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale se posent, mais cette fois-ci d’une façon plus évidente pour l’employeur, qui peut d’ailleurs partager les mêmes difficultés. Peut-être dans le futur les employeurs comprendront-ils mieux les difficultés des parents qui travaillent et seront-ils plus sensibles aux besoins de conciliation entre le travail et la famille !

La suspension des contrats ou la réduction du temps de travail fondée dans la crise de l’entreprise (chômage partiel) prévues par le Code du travail, ont été simplifiées du point de vue des fondements et des procédures. Il suffit maintenant aux employeurs de démontrer une chute des résultats de plus de 40% par rapport au mois précédent et de s’engager à ne pas licencier leurs travailleurs, pour pouvoir accéder au fort appui de la sécurité sociale qui est prévu pour cette situation. Et presque 50% des entreprises portugaises ont déjà fait appel à cette mesure, qui est indispensable pour éviter l’effondrement de beaucoup d’entreprises. 

Finalement, le pouvoir de vérifier la régularité des licenciements a été attribué aux inspecteurs du travail, qui peuvent même faire suspendre ces licenciements au cas où ils seraient irréguliers. Destinée à éviter les abus de l’employeur dans l’exercice du droit de licenciement économique, cette mesure est contestée non seulement parce qu’elle entre dans la compétence des tribunaux du travail, mais aussi parce que du point de vue du maintien de l’emploi, c’est une mesure inadéquate, car elle ne permet pas d’attaquer la cause réelle de l’augmentation du chômage que sont les faillites des entreprises. 
    
Il est encore trop tôt pour évaluer le résultat à long terme de toutes ces mesures. 
Mais il semble déjà évident qu'encore une fois le droit du travail a réussi à s’adapter à une situation d’urgence. On peut compter sur lui pour combattre la crise sur le front économique !

Reste à savoir si les relations de travail traditionnelles, construites et réglées sur le modèle industriel, reprendront après la crise, ou bien si les adaptations faites en contexte de crise du Covid auront l’effet de changer le paradigme traditionnel de ces relations, après la fin du tsunami. 

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