Prix de thèse Besnier

Prix de thèse 2022


Lorédane Besnier


Les fonctions de la protection de la santé en droit du travail
Pourquoi ce sujet de thèse ?

L. B. : Alors que je m’étais engagée vers des études en philosophie et que j’avais commencé à travailler dans le secteur culturel, j’ai découvert le droit tardivement, au gré du hasard des rencontres, dont certaines furent déterminantes comme celle avec Corinne SACHS-DURAND. C’est elle qui m’a ouvert la voie du droit et qui, plus tard, m’a invitée à poursuivre mes réflexions vers un travail de recherche alors que je revenais d’un séjour au Cameroun.
Lors de ce séjour, j’ai vu observer les conditions de travail sur un chantier de construction de barrage qui regroupait des travailleurs camerounais, des travailleurs chinois et une maîtrise d’œuvre internationale. En tant que simple témoin, j’avais l’impression, pour paraphraser un livre de Nigel Barley, Un anthropologue en déroute, d’être moi-même une juriste en déroute qui assistait de manière impuissante et avec un sentiment de faillite du droit à la réalité des conditions de travail de ses ouvriers. Ces observations résonnaient avec la catastrophe du Rana Plazza et plus largement avec l’ensemble des catastrophes industrielles, sanitaires, environnementales, tant à l’échelle nationale qu’européenne et internationale.

De ce point de départ empirique, il est resté la nécessité impérieuse de questionner la place de la protection de la santé des travailleurs en droit du travail, ses évolutions, ses tensions. Et, au regard de ces réflexions, il s’est agi, finalement, de réinterroger le sens du droit du travail au prisme de la question de la protection de la santé des travailleurs.

 
Nicolas Moizard : Les sujets de thèse sont souvent proposés aux doctorants. Dans le cas de Lorédane BESNIER, c’est elle qui en est à l’initiative. Le thème de la thèse est venu d’une expérience vécue par Lorédane BESNIER lorsqu’elle accompagnait son compagnon en déplacement professionnel en Afrique. Les conditions de travail et de vie des travailleurs sur un chantier international qu’elle a vu l’ont fait réagir en tant que juriste et philosophe. Outre un Master en droit social, Lorédane BESNIER est titulaire d’une maîtrise en philosophie. L’étudiante qui avait fait tout son cursus en régime salarié avait sans doute été aussi interpelée. Elle a rencontré à l’Institut du travail de Strasbourg, la professeure Corinne SACHS-DURAND, qui avait été son enseignante en Master 2, pour évoquer un projet de thèse. J’ai été associé à ce projet dès le premier entretien. Elle avait observé sur le chantier un montage international de sociétés, une organisation et un environnement de travail ne garantissant pas la santé des travailleurs, éloignés géographiquement et humainement de tout recours possible. Comment dès lors faire respecter les conditions élémentaires de la santé des travailleurs ? Celle-ci était largement compromise par les intérêts économiques en jeu sur ce chantier. Il y avait ici une illustration maltraitante de la mondialisation. Les recherches envisagées par Lorédane BESNIER devaient s’organiser autour de ce chantier. Très vite, elle a fait le constat d’une impossibilité matérielle d’accès aux sources qui ne lui permettaient pas de centrer sa recherche sur cette expérience. Le terrain de l’étude s’est alors élargi aux fonctions de la protection de la santé des travailleurs en droit du travail. 

Quel est, selon vous, l'apport de la thèse au droit ?

L. B. : Mon travail est nourri des travaux d’Alain SUPIOT, de Gérard LYON-CAEN sur la réversibilité du droit du travail, de Jérôme PORTA sur le droit du travail en changement, ou encore de ceux des juristes et philosophes du droit de l’école de Bruxelles, de Jacques COMMAILLE et de son livre A quoi nous sert le droit ? pour ne citer qu’eux. Mais c’est un article de Frédéric GEA « A quoi sert le droit du travail » qui m’a permis de construire une grille de lecture à partir des fonctions du droit du travail.
La notion de fonction permet de comprendre le rapport qu’une partie entretient avec l’ensemble / le tout auquel elle appartient, tel le rôle d’un organe dans un organisme. Ainsi des fonctions, parfois opposées, peuvent coexister, se compléter. L’analyse des fonctions de la protection de la santé en droit du travail m’a donc permis d’aborder les perspectives plurielles du droit du travail, d’en revisiter les contours et les finalités.
Ce travail de recherche propose de revenir sur cette complexité du droit du travail en en brossant une fresque, en en présentant un récit construit du point de vue de la protection de la santé des travailleurs. Ce récit s’articule autour de deux approches, une approche anthropologique et une approche instrumentale et marchande de la protection de la santé des travailleurs. L’approche anthropologique recoupe la fonction sociale et la fonction sociétale. La première rappelle l’attachement de la personne du travailleur et de la communauté des travailleurs au principe de dignité, quand la seconde met en exergue le lien intrinsèque entre santé publique, santé environnementale et santé des travailleurs. L’approche instrumentale et marchande se décline en une fonction économique et une fonction régulatrice, la première envisageant la protection de la santé des travailleurs comme une variable d’ajustement des coûts de l’entreprise et un levier de performance économique, la seconde visant à déplacer le foyer de création des normes juridiques, de l’Etat vers les entreprises, ou encore à  « normaliser » les moyens de contrôle.
En rappelant la complexité du droit du travail, cette thèse se donne pour objet de pouvoir redécouvrir les origines matricielles de cette branche du droit et tente de faire émerger de nouveaux modèles d’analyse, d’établir des articulations entre ce qui parait disjoint.


N. M. : La thèse de Lorédane BESNIER n’est pas une nouvelle thèse sur l’évolution de l’obligation de sécurité de l’employeur. Elle présente d’abord l’intérêt de mêler droit et philosophie. Elle place la protection de la santé des travailleurs au cœur des tensions structurelles et de l’ambivalence du droit du travail. La thèse distingue l’approche anthropologique et l’approche instrumentale. Chacune de ces approches est l’occasion de revisiter plus largement les fonctions du droit du travail. S’agissant de l’approche anthropologique, Lorédane BESNIER montre l’évolution de la fonction sociale de la protection de la santé des travailleurs. Selon l’autrice, elle invite à déconnecter l’application du droit du travail du lien de subordination juridique et du contrat de travail en privilégiant une analyse des conditions réelles de travail.
L’étude a le grand intérêt de montrer comment la protection de la santé des travailleurs est la « cheville ouvrière » de son ouverture aux enjeux sociétaux, que ce soit la santé publique et la santé environnementale. Elle est le point de recoupement entre l’obligation de prévention et le devoir de vigilance. Celui-ci est présenté comme « une obligation de prévention augmentée et élargie ». Elle permet d’envisager la construction d’un « véritable droit des organisations économiques » qui dépasse l’entreprisse. S’agissant de l’approche instrumentale, Lorédane BESNIER explique comment la protection de la santé des travailleurs s’intègre dans la recherche de la performance économique des entreprises. Cette recherche imprègne le raisonnement du juge sur le principe de proportionnalité. S’inscrivant dans les mutations du droit du travail post-moderne, l’autrice souligne le déplacement des cadres de création de la norme qui conduit à un assouplissement de la protection des travailleurs. Allant plus loin, dans une partie finale et essentielle de la thèse, Lorédane BESNIER soutient que la protection de la santé s’inscrit dans une logique de performance normative, alliée à une recherche de performance économique. Elle décrit un phénomène d’objectivisation du droit et d’autonomisation. La norme technique est privilégiée au profit de la norme juridique, tout comme le contrat par rapport à la norme étatique. Nous sommes alors dans le paysage des barèmes et des indicateurs. Les contrôles sont davantage internalisés, au détriment de l’inspection du travail, et les modes alternatifs de règlement des litiges sont privilégiés. L’autrice en révèle les dangers. On glisse vers l’instrument de gestion et de gouvernance en perdant tout pouvoir d’appréciation et d’interprétation des situations concrètes. La thèse permet finalement un regard transversal du droit du travail et de ses évolutions.

Quelles perspectives de recherche cette thèse ouvre-t-elle pour l'avenir ?

L. B. : Cette étude de la protection de la santé des travailleurs, à l’origine de l’émergence du droit du travail, rappelle encore qu’elle constitue un vecteur de son renouvellement. La protection de la santé des travailleurs permettrait ainsi de faire sauter les cadres du lien de subordination pour inventer un droit des travailleurs et de prolonger les travaux sur un droit du travail dont l’application dépasserait le statut des salariés pour s’ouvrir à l’ensemble des travailleurs.
Elle serait un guide pour penser un droit des organisations économiques décloisonnant la santé publique, la santé environnementale et la santé des travailleurs et intégrant un devoir de vigilance.
L’étude de la protection de la santé des travailleurs, fondée sur un immuable deal en béton depuis la loi du 9 avril 1898, apparaît également comme une mise en garde face aux dérives régulatrices du droit du travail et à la généralisation des deals de justice.
La thèse ne présente en soi pas de finalité pratique. Elle rappelle toutefois à tout juriste en droit du travail, universitaire ou praticien.ne, l’importance de la réalité des conditions de travail et des contextes de travail (économique, social, environnemental). « Faire du droit », c’est-à-dire le penser, ou encore défendre ou juger, créer de nouvelles normes juridiques, c’est toujours et avant tout, partir du réel et faire le récit des conditions de travail, les mettre en mots et seulement ensuite les intégrer dans un cadre juridique existant ou à inventer, et non l’inverse.

N. M. : Selon Lorédane BESNIER, la protection de la santé des travailleurs ne se limite pas à suivre les évolutions contemporaines du droit. Elle en est souvent l’initiatrice. Les constats de l’autrice sur la fonction sociétale se confirment depuis la soutenance. Les entreprises, et tous ses acteurs, auront un rôle à jouer sur l’habitabilité de la planète. Quel sera alors le niveau pertinent de régulation ? Faut-il continuer à l’appréhender seulement comme un objet de négociation collective ou d’information-consultation des élus du personnel ? La RSE est-elle en mesure de jouer ce rôle ? Lorédane BESNIER identifie les risques des évolutions qu’elle décrit. Le principal est l’éloignement du réel. Le droit ne permet plus de constater la réalité de la situation des travailleurs, ce qui limite les recours des salariés pour faire reconnaître les atteintes à leur santé et obtenir réparation de leur préjudice. Le droit de la santé au travail peut progressivement être envisagé comme un droit des organisations économiques, ce qui permettrait de prendre considération des situations non encore couvertes. La protection de la personne humaine doit rester la finalité de tout nouveau modèle normatif. L’analyse de Lorédane BESNIER sera très utile pour évaluer les effets du développement de l’intelligence artificielle.
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