Providence 8

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Nicolas SCHMIT
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Commissaire européen à l'Emploi et aux droits sociaux
La pandémie de COVID-19 est rapidement devenue un phénomène global. Les Etats ont réagi de façon différenciée. Son impact n’a donc pas été partout le même. Cela vaut aussi pour les pays européens. Elle y a révélé entre autres l’état général du système de santé et, de façon plus générale, la capacité des Etats à faire face à un phénomène sanitaire qui n’a pas été anticipé. L’Etat providence a été mis à l’épreuve et il a démontré son utilité comme ses insuffisances.

Depuis près de quarante ans on le critique et on ne cesse de le voir en crise. Il s’est développé à la fin du XIXème siècle, notamment sous l’impulsion de Bismark qui voulait réconcilier la classe ouvrière avec l’Empire. Il a atténué les inégalités résultant de la révolution industrielle et, avec le Rapport Beveridge et les politiques keynésiennes, a marqué la plupart des pays d’Europe occidentale de l’après-Seconde Guerre Mondiale. En France, c’est le programme du Conseil de la Résistance, consacré par le préambule de la Constitution de 1946, qui a prévu « l’instauration d’une véritable république démocratique et sociale ». Dans les pays nordiques, la social-démocratie a fait de l’Etat Providence son instrument de redistribution et de justice sociale. Il a ainsi profité d’un modèle de croissance qu’il a en revanche contribué à soutenir. Bâti sur une forme de contrat social entre le travail et le capital, l’Etat Providence caractérise au mieux ce « modèle social européen » façonné par les partis sociaux-démocrates comme les partis du centre, d’inspiration chrétienne. 

La rupture s’est annoncée avec la crise du début des années soixante-dix qui a mis fin à une longue période de croissance, les « trente glorieuses ». C’est la révolution néo-libérale basée sur le « tout marché » qui a fondamentalement remis en cause l’Etat Providence, inspirée par des théoriciens comme Hayek et Friedman. 

Cette remise en cause est intervenue au moment où les économies sont entrées dans une transformation profonde caractérisée par des restructurations industrielles, une internationalisation de plus en plus poussée et l’affaiblissement du contrat social de l’après-guerre. Certes, même si l’Etat Providence a fait l’objet de nombreuses réformes, notamment à travers des privatisations et dérégulations, il reste en Europe une référence. Certes, les changements de société, comme le vieillissement démographique, les mutations du monde du travail générant de nouvelles précarités et la montée des inégalités ont fait apparaître les limites de l’Etat Providence. Le risque de pauvreté est devenu une réalité même dans les pays européens plus prospères. Un enfant sur 5 est touché. Le phénomène des sans-abris, une forme extrême d’exclusion, s’étend désormais partout en Europe. Le nombre des travailleurs pauvres augmente rapidement, et ce sont surtout les jeunes qui subissent les conséquences d’un marché du travail déréglementé et de plus en plus flexible.

La crise actuelle, qui est passée d’une urgence sanitaire à une crise économique et sociale, a particulièrement révélé les fragilités de ces nouveaux types de travail indépendant. Ils n’ont souvent pas pu bénéficier du chômage partiel se retrouvant sans revenu et souvent sans protection sociale.
L’Etat Providence, dont les ressources ont souvent été réduites sous l’influence des politiques de baisse d’impôts et des politiques budgétaires plus restrictives, a soudain dû faire face à un défi majeur : comment sauver les vies et comment sauver l’existence de millions de salariés et de petits entrepreneurs ?

Le COVID-19 est venu ébranler la santé, les emplois et l’économie dans son ensemble. Surtout, il est venu exiger une forte réponse de solidarité : entre pays, entre villes, entre ceux qui ont travaillé en première ligne et ceux qui sont restés à la maison, entre chercheurs, entre voisins, entre générations. Le COVID-19 est venu nous rappeler le rôle essentiel de l'État dans la sauvegarde du bien-être de tous ses citoyens, quel que soit leur lieu de résidence, leur âge ou s'ils ont par le passé cotisé à l'assurance sociale ou non. Les gouvernements ont procédé à la révision de leurs programmes pour mettre en place des dispositions sur le chômage partiel, pour augmenter les périodes d'éligibilité à l’assurance chômage, pour fournir davantage le soutien du revenu aux familles dans le besoin ou pour fournir plus d'abris et de logements aux sans-abris. Ce qui semblait impossible il y a six mois, ou qui aurait été considéré comme des dépenses injustifiées, voire contre-productives, est soudain devenu possible, voire inévitable. La puissance publique avec un Etat Providence actif est redevenue incontournable pour mettre en œuvre les solutions aux ruptures économiques et sociales intervenues en quelques semaines.

Il faudra désormais saisir l'occasion pour remédier à certaines des faiblesses structurelles de l'État Providence en vue de le renforcer et d’adapter ses moyens d’action. Comment tous ceux qui travaillent, salariés ou indépendants, peuvent-ils contribuer et être protégés ? Comment intégrer dans la durée les changements comme le développement du télétravail dont la pratique s’est étendue à cause de la pandémie ? Comment sécuriser les jeunes à travers les nombreuses transitions qu'ils devront entreprendre au cours de leur carrière ? Comment les services de soins de longue durée aux personnes âgées peuvent-ils garantir des normes de qualité élevées ? Comment assurer un revenu minimum adéquat aux familles qui ont besoin d'un filet de sécurité ? Comment les enfants peuvent-ils avoir accès à une éducation et à des soins de santé de qualité quelle que soit la situation socio-économique de leurs parents ?
"La crise sanitaire suivie de la crise économique n’a pas seulement mis en évidence les limites du « tout marché » mais la nécessité pour les sociétés de construire une plus forte résilience pour faire face aux chocs"
Quelles conclusions peut-on tirer de cette crise ? S’agit-il d’un moment exceptionnel qui, une fois la pandémie maîtrisée, cèdera de nouveau la place aux politiques antérieures ? Si cela ne peut être exclu, il y a suffisamment de signes qui montrent qu’il peut y avoir un changement de paradigme. Contrairement à ce qui s’est passé lors de la crise financière, l’Europe s’engage sur une autre voie. Elle l’a déjà fait avant la crise en mettant l’accent sur la nécessité de reconstruire une économie sociale de marché qui, selon la formule de la Présidente de la Commission  «constitue le moteur de la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Il assure la primauté de l’équité sociale et du bien-être social». La proposition de mettre en place un cadre européen pour les salaires minimums, qui continue à être concrétisée, marque à elle seule un changement tout comme l’engagement d’adopter un plan d’action pour le socle des droits sociaux.

Cette déclaration énonçant vingt principes qui caractérisent la relance de l’Etat Providence adapté aux défis du XXIème siècle devra se traduire en politiques concrètes à l’échelle de l’Union européenne. La crise sanitaire suivie de la crise économique n’a pas seulement mis en évidence les limites du « tout marché » mais la nécessité pour les sociétés de construire une plus forte résilience pour faire face aux chocs.

La résilience ne peut se limiter à l’économique, elle est aussi sociale et sociétale. Un système de santé performant s’est révélé comme un atout majeur dans ce contexte. Mais un tel système n’existe pas indépendamment de ceux qui le font fonctionner. Leur contribution à l’utilité sociale est considérable et pourtant elle est souvent peu honorée. Cela montre que, dans la hiérarchie des rémunérations, les fonctions qui s’exercent au service de l’Etat Providence sont insuffisamment considérées en comparaison avec celles de la sphère économique et financière. Une révision s’impose.
"Il faut donc construire un nouveau contrat social qui rétablit les droits sociaux, l’objectif de justice sociale et prend pleinement en compte la dimension écologique consacrée à l’échelle de l’Union européenne par le « Green Deal »"
Cette crise doit remettre sur le devant de la scène les investissements sociaux trop longtemps considérés comme des dépenses à rationaliser. Le secteur du « care », l’éducation et la formation, le soutien aux plus vulnérables sont au cœur du développement de nos sociétés. Comme le note Gøsta Esping-Andersen dans « Trois leçons sur l’Etat Providence » (Le Seuil, 2008) : « … substituer à une conception traditionnelle et statique des politiques sociales… une perspective dynamique prenant en compte les trajectoires des individus, leurs aléas dans l’économie de la connaissance, et l’émergence de nouvelles inégalités entre les genres, les générations et les groupes sociaux propres aux sociétés post-industrielles. Cette approche montre que les politiques sociales ne peuvent plus se contenter des dispositifs d’indemnisation, mais qu’elles doivent porter une stratégie collective d’investissement social ».

Cela implique évidemment aussi de revoir le fonctionnement de l’Etat Providence. Il doit aussi faire face à de nouveaux défis tel que le changement climatique. Il faut donc construire un nouveau contrat social qui rétablit les droits sociaux, l’objectif de justice sociale et prend pleinement en compte la dimension écologique consacrée à l’échelle de l’Union européenne par le « Green Deal ». Trop longtemps la globalisation économique a été utilisée pour justifier les mesures visant à réduire l’Etat Providence. La gouvernance devait être prioritairement économique et financière en laissant toute latitude au marché.

A l’aune de cette crise, il faut se rendre compte que l’Etat Providence est un atout et qu’il fait partie du modèle social européen. Même si les politiques sociales relèvent largement des compétences des Etats membres, elles occupent une place de plus en plus importante dans la gouvernance européenne. Les crises comme celle du COVID-19 ont fait apparaître le besoin de ce renforcement. Elles peuvent donner à la création d’une Union sociale une nouvelle impulsion dont profiterait tout le projet européen.


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