Providence 6

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Pierre CAHUC
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Professeur d'économie à Sciences Po

Les catastrophes naturelles et les guerres suscitent généralement une montée en puissance du rôle de l’Etat. L’épidémie de la Covid-19 ne déroge pas à la règle. Dans la plupart des pays, l’Etat a pris des mesures drastiques pour ralentir l’activité économique afin de limiter la propagation du virus. Ces mesures, d’ampleur sans précédent, sont la conséquence d’un manque de préparation à l’éventualité d’une épidémie majeure. Mais c’est aussi parce que nos sociétés sont devenues riches qu’elles peuvent se permettre de ralentir durablement l’activité économique pour sauver des vies. 

En France, l’Etat a mobilisé d’importants moyens pour amortir l’impact social de la crise. Ce sont sans doute les retraités dont les pensions sont restées inchangées, mais aussi les salariés en CDI et les fonctionnaires qui ont été les mieux protégés. Près de la moitié des salariés du privé ont bénéficié d’un dispositif d’activité partielle particulièrement généreux pendant la période de confinement. Une partie importante des fonctionnaires et salariés du secteur public dont l’activité a été ralentie ont conservé l’intégralité de leur rémunération sans avoir besoin de faire appel à l’activité partielle. Quant aux demandeurs d’emploi, ils ont vu leur période d’indemnisation prolongée et l’accès à l’indemnisation chômage a été facilité pour les salariés occupés sur des emplois instables. Les entreprises et les travailleurs indépendants ont bénéficié de reports de charges, de facilités de crédit et d’aides ponctuelles pour compenser leurs baisses de chiffre d’affaires. Les grandes entreprises des secteurs les plus touchés par le ralentissement de l’activité économique ont bénéficié d’aides publiques massives. 

Cette véritable explosion des services rendus par l’Etat providence suscite des demandes de protection supplémentaire. Entreprises et salariés réclament une prolongation des dispositions qui ont accru la générosité du dispositif d’activité partielle. Le souci d’éviter des faillites et des plans de sauvegarde en chaîne motive des demandes de soutien aux entreprises et de redéploiement d’une politique industrielle interventionniste. Les partenaires sociaux cherchent à réviser les règles de l’assurance chômage en voulant pérenniser certaines mesures transitoires instaurées par le gouvernement afin d’accroître la protection des demandeurs d’emploi. 

Mais c’est aussi le manque de préparation des pouvoirs publics à la gestion de l’épidémie qui suscite une demande accrue d’Etat providence pour protéger les populations des catastrophes naturelles, et en premier lieu celles qui pourraient résulter du réchauffement climatique. Pendant la crise du coronavirus, des voix se sont élevées pour exiger que l’Etat relocalise de nombreuses activités sur le territoire national et investisse massivement afin de réduire la pollution et de s’engager résolument dans une transition écologique.

"Le « quoi qu’il en coûte » du président de la République semble ne rien coûter en cette période si particulière. Cette situation résulte d’un ensemble de facteurs qui pourraient alléger le poids de la dette, voire la rendre pratiquement indolore"
L’ensemble de ces revendications est facilité par le mode de financement des dépenses publiques qui consiste, pendant la crise, à creuser le déficit public sans mentionner l’éventualité d’une augmentation des prélèvements obligatoires. Le « quoi qu’il en coûte » du président de la République semble ne rien coûter en cette période si particulière. Cette situation résulte d’un ensemble de facteurs qui pourraient alléger le poids de la dette, voire la rendre pratiquement indolore. Il y a tout d’abord les très bas niveaux des taux d’intérêt qui diminuent la charge de la dette. Des taux d’intérêts faibles, inférieurs au taux de croissance du PIB, rendent en effet la dette pratiquement indolore puisqu’il suffit d’emprunter à suffisamment long terme pour bénéficier pleinement de l’écart entre le taux de croissance du PIB et le taux d’intérêt. Le paiement des intérêts et le remboursement du principal deviennent négligeables par rapport aux revenus futurs. Par ailleurs, le retour d’expérience de la crise financière de 2008-2009 suggère que la monétisation de la dette n’exerce pas de tension inflationniste. Il y a enfin la solidarité européenne qui, malgré ses limites patentes, desserre les contraintes budgétaires des Etats européens les plus endettés, dont la France fait partie, derrière la Grèce, l’Italie, le Portugal, Chypre et la Belgique.

La crise du coronavirus semble donc positionner l’Etat providence sur une trajectoire croissante. Tant son impréparation que son extraordinaire activisme pendant la crise suscitent une demande accrue d’intervention de toutes parts. Néanmoins, cette trajectoire est très instable. 

Tout d’abord, il est bien admis que l’urgence de la crise justifie un accroissement de la dette publique qui devrait croître de plus de 15 points de PIB en 2020. Cependant, la dette, alimentée par un déficit public constamment positif depuis 1975, est passée de 20% à plus de 100% du PIB en quatre décennies. Ce mouvement s’est accéléré lors de la récession de 2008 : la dette est passée de 64% à plus de 100% du PIB entre 2007 et aujourd’hui. Elle place la France sur une trajectoire non soutenable à long terme, qui se rapproche de celle de la Grèce à présent contrainte de dégager des excédents budgétaires, et aussi de l’Italie. Cette situation est d’autant plus préoccupante que le niveau élevé des taux de prélèvements obligatoires en France laisse très peu de marge de manœuvre pour financer les dépenses publiques sans encore accroître le déficit budgétaire.

"C’est essentiellement pour les personnes occupant des emplois instables, les jeunes entrants sur le marché du travail et les travailleurs indépendants que la situation va se dégrader considérablement. L’augmentation des inégalités entre insiders et outsiders est susceptible de créer des tensions sociales aux conséquences désastreuses"
Un des problèmes structurels essentiels de la France, partagé avec les pays du sud de l’Europe, concerne la segmentation de la société entre les insiders, occupant des emplois stables, et les outsiders, confrontés à d’imposantes barrières à l’entrée pour obtenir de tels emplois. Cette segmentation se traduit par un chômage endémique et la précarisation de nombreux emplois. Elle accroît aussi les dépenses publiques, non seulement par les demandes toujours croissantes des insiders liées à leur pouvoir de négociation, mais aussi par les transferts nécessaires pour compenser le sous-emploi des outsiders. Or, la gestion de la crise actuelle est surtout favorable aux insiders, pouvant télé-travailler ou à défaut bénéficier du chômage partiel. C’est essentiellement pour les personnes occupant des emplois instables, les jeunes entrants sur le marché du travail et les travailleurs indépendants que la situation va se dégrader considérablement. L’augmentation des inégalités entre insiders et outsiders est susceptible de créer des tensions sociales aux conséquences désastreuses. 

L’avenir de l’Etat providence repose donc sur sa capacité à gérer les transferts vers les insiders et à lever les barrières qui limitent l’accès à l’emploi des outsiders. 

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