Providence 3

Quel avenir pour l'Etat providence après la crise du coronavirus ?


QUEL AVENIR POUR L'ETAT PROVIDENCE APRÈS 
LA CRISE DU CORONAVIRUS ?
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Jean-Pierre LABORDE
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Professeur émérite de l'Université de Bordeaux,
Membre du Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 
(Comptrasec, UMR CNRS-Université n° 5114)

Question en tous points redoutable ! Est-ce bien le moment d’y répondre ? 
Est-il trop tôt ? Est-on si sûr qu’il y aura un après ? Assurément, on peut le souhaiter et c’est même l’hypothèse de loin la plus probable, mais en l’absence pour l’heure de traitement et de vaccin, cet après risque de se faire attendre et, comme on le sait sans doute, les après qui se font attendre finissent par ne plus rassembler à ceux que l’on attendait. 

Est-il trop tard ? L’avenir de l’Etat providence n’était-il déjà pas en question bien avant la survenance de l’épidémie et du reste cette expression d’Etat providence n’était-elle pas en train de tomber en désuétude, attachée qu’elle paraissait être aux idéaux de 1945 dont le plus lucides craignaient qu’ils soient frappés d’oubli ? 

Et bien c’est ici que, peut-être, pas sûrement et assurément pas dans tous les pays mais peut-être tout de même, les réactions à la crise du coronavirus montrent ici ou là et en tout cas chez nous que l’Etat providence n’a pas dit son dernier mot. Ce qui caractérise en effet jusqu’ici le traitement économique et social de la crise du coronavirus en France s’inscrit assez dans une logique d’Etat providence, si tout au moins l’on entend par là une volonté politique forte et le recours à un ensemble de dispositifs encore plus large que ce qui est couramment rapporté à la sécurité sociale et à la protection sociale. Et c’est d’ailleurs, il faut bien le dire, une des premières leçons de cette crise. 

"Ce qui caractérise en effet jusqu’ici le traitement économique et social de la crise du coronavirus en France s’inscrit assez dans une logique d’Etat providence, si tout au moins l’on entend par là une volonté politique forte et le recours à un ensemble de dispositifs encore plus large que ce qui est couramment rapporté à la sécurité sociale et à la protection sociale"
C’est aussi le premier de ses nombreux paradoxes. La pandémie due au corona virus est assurément ce que l’on peut appeler, en la considérant dans son ensemble et non pas dans chacune de ses occurrences singulières, une vaste situation de fait transnationale, née à l’étranger puis s’imposant dans un très grand nombre de pays dont le nôtre et conduisant au confinement, plus ou moins sévère, d’une moitié de l’humanité. Or voilà que ce problème dont l’une des caractéristiques majeures est qu’il ne connaît pas les frontières étatiques ou du moins qu’il les traverse aisément, a appelé dans la plupart des pays et particulièrement dans le nôtre un engagement très fort de l’Etat, aussi bien en vue de la prévention ou de la limitation de la pandémie, notamment par le confinement, que dans le dessein, ce confinement une fois décidé, de sauver le plus grand nombre possible d’entreprises et de travailleurs des conséquences assurément redoutables de ce freinage très brutal et, on peut le craindre, de la récession économique qui va s’ensuivre. A l’Etat faible, si souvent dénoncé ces dernières décennies, semble s’être substitué un Etat stratège, tacticien, assureur, organisateur, gendarme, protecteur, un Etat providence dans un sens du reste plus large encore que celui de l’acception classique. Comment en particulier ne pas observer l’importance qu’a prise un dispositif dit couramment de chômage partiel qui, relevant d’un soutien temporaire de l’Etat, est bien entendu extérieur au champ proprement dit de la protection sociale ?

De la protection sociale le souci de la santé relève assurément, au moins sous l’angle de la prise en charge des dépenses de soins. Ce souci s’affirme aujourd’hui de façon encore plus forte et notamment en ce qu’il se révèle indissociable de la santé publique, de la bonne organisation de la prévention et des soins pour tous. On serait tenté de parler d’un retour sur le devant de la scène de la santé publique, non pas du tout en opposition à la santé individuelle mais en relation en quelque sorte d’amont et d’aval d’un même fleuve de la santé. 

Bref, la crise du coronavirus nous appelle, en dépit des apparences et des réalités du moment, à dépasser barrières et étroitesses et à penser large tout ce qui touche la vie, la santé, la retraite, le grand âge et la dépendance, la famille, la lutte contre l’indigence et, pourquoi pas, la garantie d’un revenu minimum pour tous voire celle d’un patrimoine universel. Disons un mot particulier de l’âge, généralement trop étroitement entendu sous le seul angle de l’allongement de la durée de la vie. La crise actuelle nous révèle, peut-être plus qu’aucune avant elle ne l’a jamais fait, la fragilité des catégories âgées de la population au regard de certains risques de santé et pas seulement au regard du risque de dépendance. On peut imaginer que le débat sur la réforme des retraites en soit assez significativement renouvelé voire transformé. 
"la crise du coronavirus nous appelle, en dépit des apparences et des réalités du moment, à dépasser barrières et étroitesses et à penser large tout ce qui touche la vie, la santé, la retraite, le grand âge et la dépendance, la famille, la lutte contre l’indigence et, pourquoi pas, la garantie d’un revenu minimum pour tous voire celle d’un patrimoine universel"
Il est vrai qu’un nouveau paradoxe surgit ici. Le temps de crise que nous vivons et les fonds que l’Etat investit dans la lutte contre la pandémie et ses effets, si assurément ils constituent un moment propice à la recherche d’une meilleure et plus solide protection collective, menacent en contrepartie d’entraîner des difficultés financières considérables, comme les prévisions d’aggravation très forte du déficit de la sécurité sociale ne manquent pas déjà de nous le révéler. Passé le désir de lutter, « quoi qu’il en coûte », contre les effets destructeurs de la crise, la tentation ne finira-t-elle pas par apparaître d’économiser autant que possible des dépenses sans doute indispensables mais, en même temps, de plus en plus difficiles à assumer, surtout si le ralentissement économique redouté entraînait une baisse brutale des prélèvements et des ressources de la protection collective ? Ne sera-t-on pas porté à s’en remettre à un recours accru à l’impôt ou, de l’autre côté de l’éventail des moyens, au marché ? 

C’est alors qu’il faudra se rappeler que la crise du coronavirus a vu aussi l’émergence de nouvelles formes de solidarité. Le respect assez largement pratiqué des mesures de confinement et des gestes-barrière dans l’actuel déconfinement montre selon nous, nous l’espérons sans trop forcer le trait, que l’ensemble des citoyens et des résidents a pu se prêter à une action collective d’un type nouveau, une sorte de suspension concertée de l’action, décidée certes en l’occurrence par les pouvoirs publics mais pratiquée et comme ratifiée jour après jour sur le terrain pour rompre les chaînes et les liens de la contagion. C’est dans ce type d’événement très inattendu que la santé de tous apparaît plus que jamais comme un bien commun que nous partageons par des comportements adéquats, par de bonnes pratiques et par de sains usages. Rien-là qui remette en cause les organisations classiques et éprouvées des rapports collectifs, qu’il ne faut nullement abandonner, mais au contraire une force nouvelle pour la solidarité sous toutes ses formes et dans tous ses registres, jusque dans les situations les plus déroutantes. 

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