Dialogue 9

Quel dialogue social en temps de crise ?


François HOMMERIL
______
Président de la CFE-CGC
Le dialogue social en période de crise a joué le rôle de révélateur de son utilité. Mais aussi de ses failles et des dégâts causés par les trains successifs de réformes visant à l’affaiblir.

Le dialogue social existe parce que les partenaires sociaux identifient un danger et négocient pour trouver les moyens d’y faire face. Ce danger dans l’Histoire a presque toujours pris la forme des mouvements sociaux générés par des conditions de salaire, d’emploi, de travail, insatisfaisantes.

Le rapport de force ne sert pas à autre chose qu’à créer la potentialité d’une rupture, pour contraindre à la négociation, et la négociation existe parce qu’est perçu par les partenaires sociaux le danger de laisser la rupture se consommer puis s’étendre. Au fur et à mesure de l’évolution de la société, tout au cours du vingtième siècle, et de la perception de l’atout que représentait une collectivité de salariés formés, qualifiés, ingénieux, ainsi que de l’avantage politique d’une paix sociale garantie par l’élévation générale des conditions de vie et de travail des salariés, se construit un modèle sophistiqué de dialogue social produisant ses effets sur deux dimensions de conquête : le paritarisme d’un côté et la négociation professionnelle, de l’ANI aux accords d’entreprise, de l’autre. 

Pendant la seconde partie du 20ième siècle, l’articulation « additionnelle » des normes conventionnelles va garantir une croissance, dans un contexte économique toujours plus concurrentiel, à l’abri du dumping social. La place de « cerise sur le gâteau » laissée à la négociation d’entreprise permettra certes aux entreprises riches et de dimension importante de faire la différence sur le plan social, mais la négociation de branche garantira dans le même temps à tous les salariés d’un même secteur des minimas, des évolutions, un socle de droits et de perspectives propres à fidéliser les salariés dans un secteur d’activité commun, tout en permettant de la mobilité fonctionnelle, géographique et interentreprise.

Dans le même temps, la construction paritaire verra la naissance puis le développement de couvertures risques (chômage, retraite, maladie, logement, formation) originales, indépendantes de la sphère publique, hors champ concurrentiel, dirigées et gérées par les financeurs, c’est-à-dire les partenaires sociaux. Bref, la partie qui conte l’histoire du salariat et de la construction sociale va de la fin du 19ième siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale et verra la mise en place des fondations. Les partenaires se structurent, les périmètres de négociation s’affirment, et les sujets de conquête se précisent. Au cours de la seconde partie du 20ième siècle, le dialogue social s’étoffe, se complexifie en ce sens qu’il s’affine et se sophistique au fur et à mesure que le monde des entreprises se complexifie également. Dans cette période, les amortisseurs sociaux se construisent, des parapluies se développent face aux risques et les salariés sont dotés de moyens individuels mais surtout collectifs pour trouver des réponses adaptées aux défis croissants de la construction d’une carrière.

Ne nous y trompons pas, cette évolution, positive, est tout autant la résultante de combats sociaux, de vision patronale davantage tournée vers la croissance interne que le développement financier, d’un contexte économique porteur que, et il est nécessaire de le réaffirmer, un choix politique. Le choix d’accompagner le développement social, par la négociation et le paritarisme, dans une complémentarité de rôle et de périmètre avec le politique et la solidarité nationale, harmonieuse et démocratique.

"Le rapport de force ne sert pas à autre chose qu’à créer la potentialité d’une rupture, pour contraindre à la négociation, et la négociation existe parce qu’est perçu par les partenaires sociaux le danger de laisser la rupture se consommer puis s’étendre"
A la fin des années 1990, cependant une bascule va s’opérer. L’intensification des échanges internationaux et la pression financière extravagante auxquels ils vont céder sans résistance, vont amener les dirigeants des grandes entreprises à vouloir secouer ce qu’ils considèrent comme le joug d’obligations sociales trop sclérosantes pour l’entreprise et impropres à leur permettre de jouer avec les règles nouvelles édictées par les grandes places financières. 

Et le politique va suivre. Au lieu de résister, de maintenir les droits et surtout la structuration du dialogue social comme autant de protection contre le détricotage du tissu social, le politique va, avec régularité et indépendamment des appartenances de dirigeants de passage, démonter l’édifice construit pendant plus de 50 ans de dialogue. Le coup d’envoi est donné en 2004. La crise financière de 2008 donne quelques espoirs aux observateurs puisque les louanges du modèle social français sont chantées comme autant de freins aux conséquences dévastatrices de la spéculation financière. Las ! Cela ne durera pas et la déconstruction va se poursuivre jusqu’aux ordonnances Macron et l’inversion des protections, la norme supra nationale devient définitivement supplétive et l’accord d’entreprise tout puissant. Les instances de représentation élues, le versant non-négociateur du dialogue social, sont regroupées, leurs moyens jugulés et leur présence sur le terrain limitée. Dans le même temps, la déconstruction paritaire se poursuit, les partenaires sociaux étant conviés à faire semblant de prendre des décisions imposées en réalité par les choix budgétaires de l’Etat, dans une gouvernance dite tripartite ou multilatérale et dont l’efficacité est inversement proportionnelle au nombre d’acteurs convoqués à s’y montrer.

Pourquoi ce long développement pour répondre à cette question ? Quel dialogue social en temps de crise ? Pour démontrer que, lorsque la crise sanitaire survient, les structures qui font le dialogue social ont été sapées depuis de nombreuses années et qu’on ne met pas en place des structures efficaces quand la crise se déclare. On ne se préoccupe pas de l’étanchéité de son toit quand la tempête se déchaine, or la tempête Covid s’est déchainée sur des structures fortement éprouvées. Certes, des décennies de pratique ont permis aux acteurs de retrouver les réflexes dans les premières semaines du confinement. Les entreprises ont pu continuer à fonctionner parce que des « cellules sanitaires » avec des représentants du personnel ont été mises en place et ont fonctionné sur le terrain, dans les établissements en lieu et place des CHSCT disparus, tués par les ordonnances Macron.

"Dans le même temps, la déconstruction paritaire se poursuit, les partenaires sociaux étant conviés à faire semblant de prendre des décisions imposées en réalité par les choix budgétaires de l’Etat, dans une gouvernance dite tripartite ou multilatérale et dont l’efficacité est inversement proportionnelle au nombre d’acteurs convoqués à s’y montrer"
Toutefois, que dire des PSE sans plus aucun contrôle sur la réalité du motif économique et qui se font en prétexte de la situation, en aubaine pour les aides et en dépit de toute vision et, osons le dire, de toute limite de moralité ? Que dire des accords APLD, nécessaires mais dont les contreparties en termes de formation sont carencées, impuissants que sont les négociateurs syndicaux d’entreprise à exiger des engagements sur l’avenir, alors que sont brandies des menaces immédiates sur l’emploi…

Que dire des efforts déployés par le gouvernement pour mettre sur pied des dispositifs sectorisés de gestion des emplois dans les secteurs en souffrance, qui auraient pu, qui auraient dû, s’appuyer sur le paritarisme de branche, mais qui se heurtent au ventre mou d’un monde paritaire en déshérence.

"Que dire des efforts déployés par le gouvernement pour mettre sur pied des dispositifs sectorisés de gestion des emplois dans les secteurs en souffrance, qui auraient pu, qui auraient dû, s’appuyer sur le paritarisme de branche, mais qui se heurtent au ventre mou d’un monde paritaire en déshérence"
Que dire enfin des deux accords nationaux interprofessionnels signés dans la douleur d’un corps patronal national qui se réveille et réapprend à négocier pour échapper à la menace d’un dispositif gouvernemental. Quel paradoxe tout de même de se lancer dans la négociation pour échapper aux velléités réglementaires de ceux qui, pendant des années ont rendu cet échelon inopérant, à votre demande…

Le dialogue social que l’on a affaibli à dessein et que l’on essaye de réanimer en temps de crise parce qu’on a compris le rôle majeur des partenaires sociaux et l’incapacité du gouvernement à s’y substituer, nous fait avec force percevoir une évidence : le seul dialogue social qui vaille en temps de crise est celui qui se construit par temps calme.


Share by: