Dialogue 17

Quel dialogue social en temps de crise ?


Laurent MILET
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Professeur associé à l'Université de Paris-Saclay, 
Rédacteur en chef de la Revue Pratique de Droit Social
Il n’a pas fallu attendre la crise sanitaire que traverse notre pays pour que notre droit du travail soit adapté à une situation de crise. Certes, la crise sanitaire actuelle justifie sans doute, dans certains domaines, un droit d’exception mais celui-ci ne saurait perdurer. 

En revanche, la crise de l’emploi que nous connaissons depuis des années avec la permanence d’un chômage de masse, a été l’occasion pour les gouvernements successifs de remodeler notre droit du travail afin d’accompagner la libéralisation du marché du travail, et ce, de manière durable.

Il y a donc deux axes : l’un structurel, l’autre conjoncturel. Le second peut d’autant plus facilement se concrétiser que le premier est déjà en place.

Dans un cas comme dans l’autre, le dialogue social, élément de langage politiquement correct pour désigner la négociation collective et qui permet de créer l’illusion que les organisations syndicales et patronales sont sur un pied d’égalité, est régulièrement convoqué pour justifier le plus souvent une régression des droits des salariés au nom de la défense de l’emploi. En ce sens, sur le champ de bataille, les armes dont dispose chaque camp sont déséquilibrées.

L’axe structurel

Le cadre général est connu. Tant la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 que la loi travail du 8 août 2016 et les ordonnances de septembre et décembre 2017 ont conféré aux accords d’entreprise, avec l’alibi de l’accord majoritaire, une autorité supérieure à l’accord de branche, même si ce dernier contient sur tel ou tel point des dispositions plus favorables aux salariés, dès lors que l’accord d’entreprise respecte le socle minimal de droits fixés par la loi, lequel peut être limité à l’énonciation de grands principes. Cette neutralisation du principe de faveur soumet le résultat de la négociation collective, et donc la fixation des règles régissant la relation de travail, au rapport des forces existant dans l’entreprise, plutôt défavorable aux salariés en période de récession économique. C’est la généralisation d’un droit du travail à la carte au détriment de l’autorité de la loi pourtant garante de l’intérêt général. Selon que la crise traversée est plus ou moins importante, le « dialogue social » s’en trouve d’autant plus déstabilisé au profit des entreprises. C’est le cas lorsque le chantage à l’emploi devient une pratique courante et qu’il est légitimé par des accords collectifs dit de performance collective (APC) où les syndicats, révolver sur la tempe, sont sommés de consentir à des baisses de salaires pour éviter des licenciements, ce qui place les salariés face à un choix qu’ils ne devraient pas supporter : faire des concessions sur leurs droits ou perdre leur emploi.
"Parallèlement, les capacités de résistance collective des salariés ont été affaiblies par la fusion des institutions représentatives du personnel (DP, CE et CHST) en une instance unique de représentation, le comité social et économique"
Et le déséquilibre constaté dans le déroulement de la négociation n’est pas compensé par les conditions de validité des accords. En effet, les syndicats minoritaires ayant signé un accord peuvent demander un référendum pour désavouer les syndicats majoritaires ayant refusé de valider les régressions conventionnelles qu’il contient. Et l’employeur peut aussi organiser le scrutin de désaveu sous certaines conditions.

Parallèlement, les capacités de résistance collective des salariés ont été affaiblies par la fusion des institutions représentatives du personnel (DP, CE et CHST) en une instance unique de représentation, le comité social et économique. Finies les missions spécifiques de chaque institution qui se complétaient en fonction de leur domaine de compétence au profit d’une instance diminuée dans ses moyens et dans son périmètre d’intervention. Et le summum est atteint si le CSE devient un conseil d’entreprise intégrant la fonction de négociation des accords afin de limiter un peu plus son rôle d’organe de contrôle de la marche générale de l’entreprise. Il faut ajouter également les délais contraints imposés depuis 2013 au comité d’entreprise, devenu CSE, pour rendre ses avis et réaliser ses expertises.

Au total, ce n’est donc pas le « dialogue social » qui a été réformé pour le rendre plus efficace et vecteur de progrès pour les salariés, ce sont les institutions représentatives du personnel que les réformes successives ont cherché, d’une part à affaiblir, d’autre part à remodeler, pour rendre les élus et les syndicats (réduits à négocier le moins pire) plus compréhensifs des choix de gestion patronaux. Ceux-ci deviennent, volontairement ou involontairement, co-responsables des conséquences sociales des décisions du chef d’entreprise, sur lesquelles ils n’auront pu suffisamment peser faute de moyens et de prérogatives pertinentes.
"Tout en proclamant que le dialogue social devait accompagner la reprise d'activité dans les entreprises, le gouvernement a réduit drastiquement par décret les délais de convocation, de consultation et d’expertise du CSE dès lors que la décision de l'employeur avait pour objectif de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de covid-19"
L’axe conjoncturel

La même démarche se retrouve peu ou prou dans les mesures édictées par le législateur pour faire face à la crise sanitaire. Les éléments du décor étant déjà en place, seule la mise en scène a été modifiée. Ainsi, l’action des représentants du personnel qui devrait être considérée comme un apport essentiel dans la gestion de la crise au sein des entreprises, est au contraire perçue comme une entrave potentielle à la reprise de l’activité économique. Les dérogations relatives à la consultation des CSE prévues par les ordonnances des 1er et 22 avril 2020, ont traduit sans ambiguïté ce fossé existant entre le discours affiché (« la com » ou « les éléments de langage »), les actes et la réalité (les textes législatifs et règlementaires promulgués). Tout en proclamant que le dialogue social devait accompagner la reprise d'activité dans les entreprises, le gouvernement a réduit drastiquement par décret les délais de convocation, de consultation et d’expertise du CSE dès lors que la décision de l'employeur avait pour objectif de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de covid-19. Les élus du CSE ont eu ainsi très peu de temps pour s'assurer que les conditions d'un retour au travail protectrices pour les salariés étaient réunies, notamment en ce qui concerne l'organisation et les conditions de travail . La consultation a été privée, dans de nombreuses entreprises, de tout effet utile. Selon certaines enquêtes, plus de la moitié des membres des CSE disent avoir manqué de temps pour faire face à la crise sanitaire et pour mener un meilleur dialogue avec leur direction et ont vu la charge liée à leur mandat s'alourdir, du fait, notamment, du raccourcissement des délais de consultation . Cela n’a pas empêché 81 % de directeurs de ressources humaines (DRH), interrogés dans le cadre d’une enquête menée par l'Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), de se déclarer favorables à la pérennisation des mesures exceptionnelles prises pendant la crise sanitaire au sujet du dialogue social, comme la réduction des délais de consultation ( ).

"Quant aux dispositifs adoptés pour protéger l’emploi à long terme comme les accords d’activité partielle de longue durée (APLD), les engagements pris par l’employeur de maintenir l’emploi en contrepartie des aides perçues ne lui interdisent pas de licencier les salariés, ni pendant la mise en oeuvre de l’accord, ni après"
Quant aux dispositifs adoptés pour protéger l’emploi à long terme comme les accords d’activité partielle de longue durée (APLD), les engagements pris par l’employeur de maintenir l’emploi en contrepartie des aides perçues ne lui interdisent pas de licencier les salariés, ni pendant la mise en oeuvre de l’accord, ni après. La question centrale, qui vaut également pour les APC, de savoir comment rendre véritablement contraignants et exécutoires les engagements pouvant être pris coté patronal en cas de retour de l'entreprise à une meilleure situation sur le plan financier, est éludée. 
"La référence incessante à l’amélioration du dialogue social serait par conséquent un peu plus crédible si dans le même temps elle s’accompagnait d’un droit d’intervention renforcé des salariés et de leurs représentants sur les choix stratégiques de l’entreprise. Cela peut passer par l’augmentation des cas où le CSE devrait rendre un avis conforme sur les projets de l’employeur"
En guise de conclusion provisoire

Il serait évidemment souhaitable que sur les enjeux spécifiques de la gestion d’une entreprise syndicats et employeurs parviennent à mieux se comprendre pour aboutir à des solutions partagées plutôt que de confronter des positions inconciliables. Mais le cadre juridique actuel dans un contexte économique dégradé depuis plusieurs années le permet difficilement.  

La référence incessante à l’amélioration du dialogue social serait par conséquent un peu plus crédible si dans le même temps elle s’accompagnait d’un droit d’intervention renforcé des salariés et de leurs représentants sur les choix stratégiques de l’entreprise. Cela peut passer par l’augmentation des cas où le CSE devrait rendre un avis conforme sur les projets de l’employeur. L’augmentation significative de la présence des représentants des salariés, aujourd’hui bien modeste, dans les organes dirigeants des sociétés avec des prérogatives renouvelées pourrait aussi être envisagée.

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