Dialogue 16

Quel dialogue social en temps de crise ?


Yves STRUILLOU
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Ancien Directeur Général du Travail
Est-il possible de tirer des premiers enseignements de l’impact de cette crise sur la négociation collective à partir des données rendues publiques faisant état, au 15 janvier 2021, de la conclusion de 90 accords de branche en rapport avec la crise sanitaire et de 9 000 accords d’entreprise dont la grande majorité traite des congés payés et de l’aménagement du temps de travail ?

Il serait tentant de réduire ces quelques données finalement à peu de chose en faisant valoir qu’en tout état de cause ces négociations ont eu lieu sous contrainte. Mais n’en va-t-il pas ainsi de toute négociation ? La négociation collective ne s’opère-t-elle pas toujours sous la conjonction de plusieurs contraintes, au nombre desquelles celles induites par la situation économique et sociale qui influence largement sans le déterminer le rapport de forces entre les acteurs et celles résultant du cadre juridique ? A ces contraintes se sont ajoutées depuis plus d’un an celles imposées par la pandémie dues à ses caractéristiques propres tenant à sa nature et à l’imprévisibilité de sa durée, de ses formes et de ses issues.

Avant de se prononcer, même à titre provisoire, ne faut-il pas reformuler la question posée en prenant en compte l’immense diversité des formes du dialogue social et de la négociation collective dans les entreprises de notre pays ? Depuis des lustres, en effet, coexistent, pour ne pointer que les deux extrêmes du spectre des relations sociales, des situations qui se rapprochent si ce n’est d’une forme de cogestion à tout le moins d’une stratégie de flexibilité négociée des réponses aux questions économiques et sociales et des situations où la stratégie de l’entreprise a pour objet et pour effet d’écarter toute représentation collective des salariés des entreprises dans les choix de gestion, et donc toute négociation. Entre ces deux pôles se situent des entreprises sans représentation du personnel ni présence syndicale, des entreprises caractérisées par un dialogue formel sans portée réelle et celles où les relations sont marquées par leur tour conflictuel débouchant ou non sur des compromis et des accords.
"Peut-on tirer des premières observations et données que ces lignes « ont bougé » ? Autrement dit, est-il possible d’aller au-delà du constat usuel proche de la lapalissade selon lequel « là ou ça marche, ça marche » et « là ou ça se grippe, ça se grippe » ? "
Peut-on tirer des premières observations et données que ces lignes « ont bougé » ? Autrement dit, est-il possible d’aller au-delà du constat usuel proche de la lapalissade selon lequel « là ou ça marche, ça marche » et « là ou ça se grippe, ça se grippe » ? 

Un diagnostic définitif, en l’état, serait imprudent même si, sans vouloir se condamner au pire, il est fort probable que les modalités et le contenu de la négociation « de crise » ont été largement dépendants des caractéristiques des relations sociales et de la négociation collective dans l’entreprise. Autrement dit, il y a fort à parier que dans les entreprises où les acteurs avaient déjà la volonté de négocier en étant conscients des atouts d’une stratégie négociée et avaient acquis les compétences techniques pour la mener à bien, la voie de la négociation a été privilégiée. Inversement, il est probable que là où les relations professionnelles étaient rugueuses, la crise sanitaire a avivé les tensions, notamment quand elle imposait des ajustements tout aussi rapides qu’importants.

Toutefois, plusieurs éléments peuvent inciter à une analyse moins mécanique :

Premièrement, parce que « les faits sont têtus », la nécessité de décisions rapides, face à une situation contraignante et s’imposant à tous, a pu être admise si ce n’est avec la force de l’évidence à tout le moins plus facilement.

"la détermination des réponses à la crise sanitaire sur les lieux de travail a incité fortement, par souci d’efficacité, à une « plongée » dans le réel, à une étude circonstanciée des conditions de travail dans les bureaux, les ateliers et les chantiers de nature à « remettre au centre du jeu » les représentants du personnel (...)"
Deuxièmement, la détermination des réponses à la crise sanitaire sur les lieux de travail a incité fortement, par souci d’efficacité, à une « plongée » dans le réel, à une étude circonstanciée des conditions de travail dans les bureaux, les ateliers et les chantiers de nature à « remettre au centre du jeu » les représentants du personnel, ceux-ci pouvant jouer un rôle décisif auprès du personnel pour exposer le bien-fondé des règles sanitaires, contribuer à leur respect mais aussi apaiser les craintes.

Troisièmement, l’importance des crédits alloués pour l’extension maximale du dispositif de l’activité partielle a certainement pu favoriser une négociation collective tournée d’abord vers la flexibilité interne socialement plus acceptable, à tout le moins dans un premier temps.

Enfin, sans qu’il soit possible à ce jour de conclure sur l’ampleur du phénomène, des exemples, plus ou moins médiatisés, montrent que des entreprises confrontées à des situations de blocage, cristallisées ou non par des décisions judiciaires de suspension de leur activité ou des mises en demeure de l’autorité administrative du travail, ont opté in fine pour la recherche d’une issue négociée concrétisée par des accords précisant les modalités de reprise. Certes, il est connu que « nécessité fait loi » mais pour ces entreprises il s’agit d’un réel changement de cap dans le domaine des relations sociales.

"Sans qu’il soit possible à ce jour de conclure sur l’ampleur du phénomène, des exemples, plus ou moins médiatisés, montrent que des entreprises confrontées à des situations de blocage, cristallisées ou non par des décisions judiciaires de suspension de leur activité ou des mises en demeure de l’autorité administrative du travail, ont opté in fine pour la recherche d’une issue négociée (...)."
Les prédictions constituent toujours un exercice délicat surtout dans le domaine social et encore plus dans le contexte d’une crise sanitaire qui déjoue les prévisions. Des études notamment qualitatives seront indispensables pour apprécier son impact. Les analyses futures devront prendre en compte également ce qui paraît être une seconde ou une deuxième phase de la crise dans les domaines social et économique marquée par l’engagement de procédures de licenciement combinées ou non avec la négociation d’accords de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), de départs volontaires et de rupture conventionnelle collective. 

La confirmation de cette nouvelle phase dans les semaines à venir confrontera de nouveau les acteurs des relations professionnelles à des arbitrages difficiles, entre flexibilité interne et flexibilité externe. Quoi qu’il en soit, il faut espérer que négociation collective et crise ne soient pas in concreto un oxymoron : plus que jamais, les entreprises et leurs salariés ont besoin d’un cadre collectif pour affronter la crise. La négociation collective est peut être aussi une forme « d’immunité collective ».

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