Dialogue 15

Quel dialogue social en temps de crise ?


Pierre RAMAIN
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Directeur Général du Travail
Alors qu’on pouvait craindre que la crise sanitaire entraine un confinement du dialogue social, c’est tout le contraire que nous avons observé. Avec plus de 90 accords de branche conclus spécifiquement pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19 et plus de 9000 accords d’entreprise, le dialogue social a été un puissant levier pour faciliter la gestion de la crise sanitaire et de ses conséquences sur l’organisation du travail, mais également sur l’emploi. Plus largement, en 2020, l’activité conventionnelle a été très active. Selon de premières estimations, si le volume d’accords d’entreprise pour l’année 2020 s’annonce inférieur à 2019, il s’établira au-dessus de celui de 2018. Et on ne peut évidemment pas passer sous silence la conclusion remarquée de deux accords nationaux interprofessionnels - le 26 novembre dernier sur le télétravail et le 20 décembre sur la santé au travail. Comment expliquer ce sursaut du dialogue social et quels enseignements en tirer ? 

L’adaptation du cadre juridique du dialogue social 

Ce sursaut s’explique évidemment par l’adaptation du cadre juridique de la négociation collective et par les mesures d’urgence mises en place dès le mois de mars dernier. Sans revenir en détail sur ces adaptations, il faut rappeler que : 
  • les modalités de fonctionnement du comité social et économique ont été adaptées dès le printemps pour permettre la continuité de son fonctionnement, en dépit du contexte sanitaire ; le cadre de la négociation collective a également été assoupli : possibilité d’organiser les réunions du CSE en visio ou audio-conférence et d’en adapter le calendrier, afin de tenir compte des contraintes sanitaires, mais également de permettre une plus grande réactivité.  
  • En ce qui concerne la négociation collective, les modalités de négociation, de signature et de dépôt ont elles aussi été aménagées pour l’ensemble des accords collectifs, de branche comme d’entreprise : recommandation de négocier à distance, sous réserve du respect du principe de loyauté de la négociation, encouragement du recours à la signature électronique et possibilité de signer manuellement des exemplaires distincts d’un même accord ; développement de la consultation électronique… 
"Avec plus de 90 accords de branche conclus spécifiquement pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19 et plus de 9000 accords d’entreprise, le dialogue social a été un puissant levier pour faciliter la gestion de la crise sanitaire et de ses conséquences sur l’organisation du travail, mais également sur l’emploi"
Les procédures administratives de dépôt ont également été aménagées : les partenaires sociaux de branche ont été encouragés à déposer en priorité leur accord par voie électronique pour que la procédure d’extension débute sans attendre le traitement du dossier papier. Et en ce qui concerne les accords de branche relatifs à la crise sanitaire, les délais d’extension ont été aménagés. 

Ce dispositif, qui prévoyait le raccourcissement de certains délais de conclusion et d’extension des accords, a concerné l’ensemble des accords de branche et d’entreprise conclus avant le 10 octobre 2020. Il a permis de raccourcir de manière importante le délai entre le dépôt des accords de branche destinés à faire face aux conséquences de l’épidémie et leur extension, en particulier pour les accords APLD (délai réduit à environ 1 mois pour les accords concernés). 

Depuis cette date, ce délai réduit n’est plus applicable, mais les services du ministère veillent au respect de délais équivalents, en particulier pour les accords APLD. 

Qu’observe-t-on en termes d’évolution du contenu du dialogue social ? 

La crise a évidemment eu un impact sur l’agenda de négociation des partenaires sociaux, dans les branches comme dans les entreprises. Les échanges informels que les équipes de la DGT ont pu avoir avec les partenaires sociaux et avec les présidents de commission mixte pour les branches concernées indiquent que si les partenaires sociaux ont plutôt été conduits à dégager du temps de négociation pour aborder les sujets liés à la crise, le calendrier des négociations obligatoires en a été plus décalé que bouleversé. L’usage de la visioconférence a souvent permis de multiplier les dates de réunion et d’allonger le temps de négociation, les partenaires sociaux utilisant la souplesse permise par les aménagements du dialogue social. Par ailleurs, les négociations à distance ont permis de limiter les temps de transport qui sont une source importante de perte de temps pour les négociations de branches et dans les grands groupes. On constate cependant, et ce n’est pas une surprise compte tenu de la situation sanitaire et des incertitudes économiques liées à cette crise, que les négociations salariales ont eu plus de difficultés à se tenir et à aboutir que d’habitude. Lors du comité de suivi de la négociation salariale qui s’est tenu le 1er décembre dernier, la Direction générale du travail avait identifié 37 branches professionnelles dont la grille résultant du dernier accord conclu comportait au moins un coefficient inférieur au SMIC couvrant 1,9 millions de salariés, contre seulement 22 branches un an plus tôt. 

"L’usage de la visioconférence a souvent permis de multiplier les dates de réunion et d’allonger le temps de négociation, les partenaires sociaux utilisant la souplesse permise par les aménagements du dialogue social"
En ce qui concerne les accords spécifiquement conclus pour faire face à la crise, ils ont porté essentiellement : 
  • pour les accords de branche sur la prise des congés payés, sur la formation professionnelle, la prévoyance et pour un tiers d’entre eux sur l’activité partielle de longue durée, 
  • pour les accords d’entreprise sur la prise des congés payés, l’aménagement du temps de travail, les primes, l’activité partielle, y compris de longue durée (plus de 4600 accords traitent de cette question), et sur l’organisation du télétravail.  
Les partenaires sociaux se sont assez largement saisis des souplesses données par le législateur (par exemple en matière d’activité partielle et de prise de congés), à l’exception des possibilités offertes d’adaptation du cadre de recours aux CDD et CTT (nombre maximal de renouvellements, délai de carence, cas de recours aux CTT) : à peine une trentaine d’accords d’entreprise et un seul accord de branche ont été conclus sur ce thème. 

Enfin, si compte tenu du contexte économique on observe une augmentation significative du nombre de plans de sauvegarde de l’emploi et d’accords de rupture conventionnelle collective, ce n’est pas le cas du rythme de conclusion des accords de performance collective qui reste stable, même si les accords de performance collective conclus en 2020 sont plus marqués que les accords précédemment conclus par la gestion du court terme : près de 60 % des accords de performance collective conclus en 2020 sont présentés comme des accords de gestion de la crise sanitaire et près de 80% de ces accords sont conclus à durée déterminée, contre 33% en moyenne pour l’ensemble des accords de performance collective, ce qui montre qu’au-delà des marges que les pouvoirs publics ont souhaité donner à la négociation collective pour gérer la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales, les partenaires sociaux eux-mêmes savent se saisir d’autres outils par ailleurs préexistants. 

"Enfin, si compte tenu du contexte économique on observe une augmentation significative du nombre de plans de sauvegarde de l’emploi et d’accords de rupture conventionnelle collective, ce n’est pas le cas du rythme de conclusion des accords de performance collective qui reste stable, même si les accords de performance collective conclus en 2020 sont plus marqués que les accords précédemment conclus par la gestion du court terme"
Quels enseignements en tirer ? 

Au-delà de ces éléments d’analyse, quels enseignements peut-on en tirer, et notamment pour l’avenir ? Il est difficile aujourd’hui d’anticiper totalement les conséquences qu’aura la crise sanitaire sur les évolutions du dialogue social. La crise a conduit à des évolutions importantes de ses modalités avec l’essor des négociations en audio et visio-conférences qui, tout en éloignant les négociateurs et en rendant plus difficiles les négociations informelles dans les couloirs, permettent plus de réactivité et de souplesse dans l’organisation des échanges. Il est difficile de dire si ces évolutions seront durables ou si, une fois la crise sanitaire passée, les habitudes anciennes reprendront le dessus. Il est probable cependant qu’on ne reviendra jamais exactement aux habitudes passées. 
"La crise a conduit à des évolutions importantes de ses modalités avec l’essor des négociations en audio et visio-conférences qui, tout en éloignant les négociateurs et en rendant plus difficiles les négociations informelles dans les couloirs, permettent plus de réactivité et de souplesse dans l’organisation des échanges"
Surtout, la crise sanitaire a conduit les partenaires sociaux à exercer pleinement les responsabilités que le législateur leur a confiées ces vingt dernières années en cherchant par le dialogue des solutions pour faire face à une situation économique et sociale inédite. L’activité reste difficile pour de nombreux secteurs. Les partenaires sociaux seront confrontés à des mutations économiques plus durables qui ne pourront être efficacement gérées que par l’innovation par le dialogue social. Aussi, au moment où l’année 2021 s’ouvre avec des échéances importantes pour notre démocratie sociale (élections TPE du 22 mars au 4 avril 2021, fin du cycle de représentativité 2017-2020 avec des nouveaux arrêtés interprofessionnels et de branche), nous pouvons être certains que le dialogue social sera en 2021 plus que jamais au cœur de l’actualité économique et sociale. 

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